Chapitre 10

Chapitre 10.

 

Non; ce n'était pas la mort ce néant dont j'émergeais parfois dans une brève fulgurance irisée aux mille couleurs de la souffrance, à laquelle je ne pouvais résister. J'avais totalement perdu la notion du temps, de l'espace et seul un fil ténu me retenait à la vie.

Il m'arrivait de m'entendre hurler, d'autres fois une vive lumière écorchait mes yeux, mais à aucun moment je n'atteignis le seuil de conscience d'où j'aurais pu me souvenir de mon passé, me rendre compte du présent.

J'étais un animal blessé, gisant inanimé, que seules la jeunesse et la robustesse maintenaient en vie.

Peu à peu cependant, les choses se modifièrent. Au vide noir et profond succédèrent des rêves chaotiques, de brèves périodes d'éveil délirant de plus en plus rapprochées.

Un jour, je crus entendre une voix me parler tendrement dans une langue totalement inconnue. En même temps, il me sembla sentir une fraîche caresse sur mon visage. Tout cela était tellement doux, tellement fort qu'un appel puissant au plus profond de moi me fit choisir de renaître et d'ouvrir les yeux. Je ne distinguai tout d'abord qu'une silhouette penchée au-dessus de moi et je les refermai très vite pour garder cette vision. Une douce main se posa sur mon front et je compris que tout cela était bien réel. La voix murmura, cette fois en latin :

- M'entends-tu ? Regarde-moi je t'en prie ou fais-moi un signe.

Soulever les paupières, accommoder ma vision et ouvrir la bouche me demandèrent un effort surhumain. J'arrivai enfin à balbutier :

- Où suis-je ?

Un rire joyeux me répondit.

- Enfin te voilà ! Ne crains rien, tu es en sécurité et nous allons te guérir.

Je la voyais maintenant. Elle était jeune et ses cheveux blonds roux encadraient un visage fin, avenant, éclairé par d'étranges yeux verts.

J'essayai de sourire, mais cela s'acheva en grimace tant j'avais mal.

- Repose-toi. Je vais te faire boire une potion qui te soulagera.

Elle passa son bras sous ma tête qu'elle souleva légèrement tandis que coulait dans ma gorge un liquide à la forte saveur brûlante.

- C'est bien. Tu vas dormir un peu. Tu verras, tu te sentiras beaucoup mieux après.

Une délicieuse torpeur m'envahit et je glissai dans un sommeil tranquille.

A mon réveil, je sentis sur mon visage la douce chaleur du soleil. J'ouvris les yeux et rassemblant mes esprits, je cherchai à savoir qui j'étais, où j'étais. La mémoire me revint très vite, intacte et tout de suite Petit Frère, je pensai à toi. Je m'accrochais à ton visage pendant que défilaient mentalement toutes les images de cette terrible bataille, et la part que j'y avais pris. Je tentais de tout mon être de chasser ces visions atroces quand tout à coup j'entendis une voix intérieure bien connue qui disait :

- Tel est ton destin Joanes, il te fallait cette épreuve pour renaître et tu verras qu'elle n'a pas été vaine. Ne t'abîme pas dans la culpabilité ni dans le remords. Ton vécu doit servir ta nouvelle vie et t'aider à comprendre, à connaître ce à quoi tu aspires.

Claudius ! C'était lui et la joie emplit mon coeur. Je l'appelai tout haut mais je sentis qu'il n'était déjà plus là, que c'était l'ultime don qu'il pouvait me faire. Je ne le reverrai jamais et je ne pus empêcher la nostalgie de m'envahir, mais sans tristesse. Je savais confusément qu'une page était tournée mais que j'étais loin d'avoir terminé l'écriture du Grand Livre de mon existence.

- Qui est ce Claudius, Romain ? Tu l'as souvent appelé, moins cependant que ce Marianus dont tu semblais hanté. Qui sont-ils, t'en souviens-tu ?

Elle était là dans sa robe blanche et j'eus brusquement l'impression que cela faisait très longtemps qu'elle me veillait, qu'elle alimentait de sa force et de ses soins, la toute petite étincelle de vie qui couvait en moi.

Je me tournai vers elle et ce faisant, une onde de douleur me traversa. Elle dut le lire dans mes yeux car elle me prit la main en disant doucement :

- Non, ne parle pas encore. Excuse ma curiosité mais je suis tellement heureuse de voir que tu as surmonté la mort que je te crois déjà guéri.

Son regard était lumineux, gai et j'en ressentais un bienfait apaisant.

- Je vais refaire tes pansements puis tu te reposeras. Ensuite, il te faudra manger, tu as besoin de reprendre des forces.

Ce disant, ses mains légères retirèrent les linges qui recouvraient mes blessures qu'elle baigna, sans me faire aucun mal. Puis elle les oignit avec un baume qui me sembla attirer à lui le lancinant feu intérieur. Elle me fit encore avaler quelques gorgées de liquide aigre-doux et très rapidement mon corps s'alanguit et je m'endormis.

Les jours suivants se ressemblèrent, coupés de séquences d'éveil de plus en plus lucides. Lentement, je prenais conscience de mon environnement. J'étais dans une pièce de faibles dimensions aux murs blancs. En face de ma couche, il y avait une ouverture de petite taille qui me dispensait la lumière et à côté, une grosse porte de bois. Au fond, une grande cheminée occupait presque tout le mur. Il y brûlait un feu vif. Une table de bois brut, un banc et un siège à côté de mon lit, "son siège", composaient le mobilier.

Tout était tranquille. Je n'entendais que les bruits familiers de la vie. Curieusement quel que soit l'endroit où l'on se trouve et au-delà de la langue des humains, les sons sont sensiblement les mêmes. La nature ne connaît pas de frontières.

Je commençais à m'alimenter, mon ange gardien me nourrissait comme un bébé. Vint le jour où je me sentis assez fort physiquement et moralement pour parler et je répétai ma première question :

- Où suis-je ?

- Te souviens-tu de ce qui s'est passé ?

- Oh ! Oui, cette terrible bataille ! Elle hante mes rêves ! Mais qu'est-il arrivé après?

- Après ? Et bien nous sommes allés secourir nos blessés et ramasser nos morts et nous t'avons trouvé. Les tiens ne t'avaient pas vu.

- Comment s'est terminé le combat ?

- Par la déroute de ton armée après un affrontement très meurtrier.

- Je suis donc toujours en Armorique ?

- Oui.

- Prisonnier ?

Elle éclata d'un rire frais.

- Chez nous cet état n'existe pas. Tu n'es qu'un homme gravement atteint que nous essayons de sauver, c'est tout.

- Un homme libre ?

- Tout homme est libre.

Je me réfugiai dans le silence. J'entendais encore la voix de notre général disant : "pas de quartiers, tuez les tous !" et les paroles de cette jeune fille m'emplirent d'émotion et de honte.

Je l'entendis sortir furtivement et me laissai aller à pleurer. Plus les larmes coulaient et plus je me sentais détendu, lavé, purifié.

Le lendemain, comme chaque jour, elle vint faire mes pansements. Elle me salua avec un sourire.

- Comment te sens-tu Romain ?

- Je m'appelle Joanes.

- Moi, c'est Enora.

- Bonjour Enora. Il est peut-être temps de faire connaissance. Qui es-tu ? J'aimerais aussi savoir où j'en suis.

- Patience Joanes, tiens-toi tranquille que je puisse te soigner. Ensuite j'irai chercher notre chef et il répondra à toutes tes questions. Ta curiosité est bon signe. Je crois que tu es définitivement revenu parmi nous.

- Ai-je donc été blessé si grièvement ?

- Oui. Tu as reçu un coup qui t'a à moitié fendu la tête, une lance a percé ton flanc et tu as de nombreuses fractures, surtout à la jambe gauche. Mais tout cela semble bien


s'arranger. Tu respires de nouveau presque normalement, tes plaies se cicatrisent et avec de la patience, tu retrouveras l'usage de tes jambes.

- Et c'est toi qui m'as soigné ?

- Mon père et moi. Nous avons reçu certains dons auxquels s'ajoutent les connaissances transmises par notre tradition.

- Ainsi, je te dois la vie ! Comment te remercier, comment te dire...

- En ne t'agitant pas, en ne détruisant pas mon ouvrage. Maintenant, il faut donner le temps au temps. Réfrène ton impatience et sois calme. Bien, j'en ai terminé. Repose toi maintenant, nous viendrons te voir après et répondrons à toutes tes questions.

Je regardai son visage aux traits juvéniles, ses grands yeux clairs où dansaient le rire et la chaleur. Elle se détourna, ramassa ses linges et ses instruments et franchit la porte.

Elle était sortie de la pièce, elle était entrée dans ma vie.

* * *

J'aurais bien aimé me reposer un peu mais le sommeil me fuyait. Mille questions me venaient à l'esprit et j'avais hâte de voir revenir Enora et de connaître le chef de ce village.

Le temps s'écoulait trop lentement à mon gré et je m'agitais sur ma couche, réveillant le mal toujours latent dans mon corps.

Enfin la porte s'ouvrit. Enora précédait un homme de haute stature. Il me semblait à peu près du même âge que notre père et la dignité de son maintien me le rappela.

- Père, je crois que Joanes est désireux de te rencontrer. Il a beaucoup de choses à te demander. Joanes, voici mon père, chef de notre communauté. Il s'appelle Devrig.

- Bonjour Joanes.

- Je te salue noble Devrig.

Ils éclatèrent de rire.

- Tu n'es pas  à la cour impériale ici mais chez des gens très simples dont la noblesse ne réside pas dans les titres mais plutôt dans un état d'esprit !

Il me considéra un moment et j'avais l'impression que son regard lisait au plus profond de moi-même sans qu'aucun sentiment ne parut sur son visage. Son investigation dura un certain temps, sans me mettre mal à l'aise. Au contraire, il me semblait qu'il apprenait à me connaître au-delà des mots et je me livrai tout entier à lui avec confiance.

Il sourit enfin et la chaleur embrasa ses yeux.

- Eh bien ! Te voilà sorti d'un très mauvais pas il me semble jeune homme !

- Je crois que ta fille a fait des miracles, Devrig. Je lui dois la vie.

- Tu as raison. C'est une bonne guérisseuse, tout comme l'était sa mère.

La nostalgie passa dans son regard et je compris qu'Enora était orpheline.

- Allons, je ne veux pas te faire languir plus longtemps. Que veux-tu savoir ?

- Depuis combien de temps suis-je ici ?

- Une lune et demie.

Je sursautai. Ainsi donc, j'étais resté si longtemps aux frontières de l'au-delà !

- Devrig, où est ma légion ? Je suis Centurion et mon devoir est de la rejoindre.

- Encore faudrait-il que tu puisses le faire ! Tu es sauvé mais loin d'être guéri et de pouvoir remarcher.

J'hésitais à lui reposer la même question qu'à sa fille mais il me fallait des certitudes.

- Si cela était, me laisserais-tu partir ? Je suis venu en ennemi, j'ai combattu et tué beaucoup d'hommes de ton peuple.

Je baissai la voix en disant cela, infiniment mal à l'aise.

- Je ne connais pas ce mot Joanes, tout homme est mon frère, d'où qu'il vienne et quel qu'il soit. Pour répondre à ta question, tu es libre et pourras reprendre ta route dès que tu en seras capable. Pour ce qui est de ton armée, les Romains ont quitté la région tout de suite après leur défaite. Ils étaient tellement pressés qu'ils doivent être bien loin à présent !

- Où sommes-nous ? Dans ce village que nous avons attaqué ?

- Non. Nous sommes au coeur de la forêt, loin de tout et à l'abri des folies de ce monde.

Un sentiment de bien-être m'envahit et je dus convenir en moi-même que j'étais heureux d'être immobilisé et dans l'impossibilité de rejoindre mon poste. Je ne manquais ni à l'honneur, ni à mon devoir. Tout était bien ainsi, pour combien de temps je l'ignorais mais peu m'importait.

Un sourire flotta sur mes lèvres et lorsque je le regardai, je vis que Devrig avait le même. Cette fois encore il avait suivi le cheminement de ma pensée.

- Aimes-tu ton métier de soldat ?

- Oh non ! Non, pas du tout. Je ne peux pas dire que je l'ai vraiment choisi et j'ai depuis le début le sentiment que je n'étais pas fait pour cela. Ce combat était le premier pour moi et je ne peux exprimer toute l'horreur que j'en ai ressentie. Oh ! Devrig, c'était affreux ! Quelle profonde erreur j'ai commise en acceptant de m'engager.

- Calme-toi Joanes et cesse de t'agiter. Si tu en éprouves le besoin, nous reparlerons de tout cela plus tard, nous en aurons tout le loisir. Maintenant, repose-toi. Le regard sombre que me jette Enora me dit qu'il est temps que je te laisse à ses bons soins.

- Attends un instant encore ! Je veux te remercier du fond du coeur pour m'avoir sauvé, recueilli. Merci pour tout Devrig, tu es un homme bon. Mais, comment vont réagir les autres ? J'ai peut-être tué le père, le frère, le fils de l'un ou l'une d'entre eux et je me mets à leur place...

- Tu ne peux pas te mettre à leur place. Tu découvriras bientôt que notre communauté est différente de tout ce que tu as connu. Tout cela viendra le moment venu. N'aie aucune crainte, tu es là où tu dois être. Il était écrit que tu devais venir.

- Tu le savais, mais comment ?

- Joanes, on ne cueille pas les fruits en hiver. Sois patient, chaque chose viendra en son temps, je te le répète. Et maintenant dors. Tu viens de naître à une nouvelle vie et rien de ce qui s'est passé avant n'a été inutile. Mais une naissance est toujours chose douloureuse. Tu devais en passer par là. Maintenant tu as droit au repos et à la paix. Sois le bienvenu mon fils.

Il leva les mains en direction de ma tête et je sentis une bienfaisante légèreté m'envahir. Je m'endormis comme un enfant.

* * *

 

- Allons, Joanes, il faut te secouer un peu ! Puisque tu es capable de parler en homme, il faut agir comme tel ! Pour commencer, tu vas t'habiller.

Je pris alors conscience de ma nudité et rougis. Depuis des semaines, j'offrais à cette toute jeune fille le spectacle de mon corps dévêtu, sans aucune pudeur.

Elle éclata de rire à mon évidente confusion et avec sa gentillesse coutumière, elle tenta de chasser ma gêne.

- Nous avons bien été obligés de te retirer ton uniforme pour te soigner. A vrai dire, il était en si piteux état, tout déchiré, souillé de sang et de saleté que je l'ai brûlé. De toute façon je ne pense pas que tu aurais eu la possibilité et le désir de le remettre de sitôt. Attends, je vais t'aider, tu vas essayer de t'asseoir. Doucement, dou-ce-ment, tu veux donc rouvrir tes plaies ?

Dans un sursaut d'orgueil, j'avais mis toute ma force pour me relever mais si maladroitement que je hurlai de douleur.

- Stupide Romain, tu fais n'importe quoi ! Si vous êtes tous pareils, il n'est pas étonnant que vous ayez été vaincus !

Vexé, j'allais rétorquer brutalement mais il y avait tant d'humour dans son regard et tant de malice dans son sourire que j'abdiquai.

- Je vais m'asseoir derrière toi et lentement, sans effort et avec mon aide, tu vas te redresser.

Je la laissais diriger la manœuvre et au bout d'un moment, me retrouvai le buste à la verticale, souffle court et poitrine douloureuse. La tête me tournait un peu mais je me sentis heureux de cette victoire. Elle cala mon dos et alla chercher sur la table une robe blanche qu'elle m'aida à passer avec beaucoup de précautions.

- Il est un peu prématuré et mal commode pour toi de revêtir les braies que portent les hommes d'ici et tu te sentiras plus à l'aise dans cette tenue.

- A quoi correspond cette toge ?

- Ce n'est pas une toge, Romain, mais une robe de druide. Elle appartient à mon père et je dois avouer qu'elle te va très bien.

- Mais je n'ai pas le droit de porter ce vêtement de prêtre, il est sacré ! Que va dire Devrig ?

- Certainement ce que je te répondrai. Ce n'est pas l'habit qui fait le druide et c'est la nécessité qui fait la loi. Ne te fais aucun souci, tout le monde est ici bien au-dessus de ces choses. L'important est que tu te sentes bien et que tu recouvres la santé. Bien ! Ce sera tout pour aujourd'hui. Demain, nous te rendrons un visage humain. Je te couperai les cheveux  et tu te raseras à la romaine.

Je passai la main sur mon visage qu'une barbe drue avait envahie et j'eus peine à imaginer ce à quoi je pouvais ressembler. Je devais être hideux !

Un rire cristallin me fit regarder la jeune fille qui s'amusait visiblement.

- Tous les Celtes et les Gaulois portent barbe, moustaches et cheveux longs et bientôt tu leur ressemblerais si tu les gardais. Crois-moi, ils sont aussi beaux que toi nos hommes !

Elle reprit plus sérieusement :

- Si je te demande de reprendre ton visage habituel, c'est pour que tu te sentes "toi", extérieurement et intérieurement. Tu dois retrouver ton identité, Joanes. C'est absolument nécessaire.

Elle avait raison et le lendemain, lorsque après beaucoup d'efforts et quelques estafilades, je sentis sous mes doigts ma peau lisse et les courtes boucles de mes cheveux, j'eus l'impression de renouer avec moi-même, avec le fil de mon existence qui avait été si près de se rompre.

J'étais las et encore très faible mais je sus avec certitude que j'allais vivre, j'en avais envie. J'avais l'impression d'entrer dans un monde nouveau, riche de devenir et dont mon vécu ouvrait tout grand les portes.

* * *

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