Chapitre 7

Difficile à aborder cette partie de notre histoire où je ne pourrai plus dire "nous". En effet, tout ce qui va suivre, je l'ai vécu solitaire, pire que cela, amputé d'une partie de moi-même, et de ce fait manquant d'équilibre. J'ai vécu très négativement notre séparation, inconsciemment d'ailleurs, car je n'eus pas le loisir de m'apitoyer sur moi ni sur toi.

Je ne raconterai pas les préparatifs de notre départ. Tout n'était pour moi que confusion, désordre, alors qu'en fait tous ces soldats de métier connaissaient parfaitement leur affaire. Le nouveau Centurion que j'étais avait tout à apprendre et je me rendis vite compte que ma nomination n'avait rien à voir avec mes capacités. Ayant à cœur de ne pas démériter de notre famille, je m'appliquais donc à observer, à apprendre sur le tas de façon à être au plus tôt digne de mon grade et de mes responsabilités.

Nous quittâmes Rome le lendemain à l'aube. Je laissais derrière moi tout ce que j'aimais et le seul lien qui me rattachait à mon passé si proche, était mon cheval. Mes pauvres légionnaires eux, marchaient mais apparemment, ils étaient rompus à cet exercice et tout heureux, chantaient pour scander leurs pas. Je n'avais pas grand-chose à faire, d'autres légions nous précédaient.

Nous prîmes la Via Aurélia et je compris que nous allions longer la côte. La chaleur était terrible et au fil des heures, la fougue de mes hommes tomba. Je les regardais tous et me promis d'être pour eux un chef attentif, un compagnon compréhensif et de tout faire pour améliorer leur sort.

La nuit venue, le camp monté, je m'approchai des feux autour desquels ils étaient groupés pour essayer d'établir le contact. Je n'obtins qu'un silence méprisant ou des réflexions désobligeantes que je fis mine de ne pas entendre. Je ne me sentis pas offensé, c'était moi le novice et j'en conclus qu'il me faudrait faire mes preuves avant de prétendre à leur amitié. Je regagnai donc ma tente mais leurs rires, leur chaude camaraderie dont je me sentais exclu, me remplissaient d'amertume et de tristesse.

* * *

Et les jours succédèrent aux jours, le soleil aux orages, le vent à la chaleur.

Afin de reposer hommes et bêtes, il arrivait que la halte dure quelque temps. J'en profitais pour rejoindre les autres officiers et là, peu à peu, j'appris mon métier. Je calquai mon comportement sur les leurs, mais pas ma mentalité. Très vite, je m'aperçus qu'ils n'avaient un niveau guère supérieur à celui de leurs soldats. Je crois qu'un homme sous l'uniforme a toujours été et sera de tout temps un être très différent de ce qu'il est dans la vie civile. Cette tenue semble tout lui permettre. Le côté le plus bas, le plus frustre de sa nature se révèle, peut-être aussi le plus courageux, ce qui expliquerait son comportement au combat, mais là, je n'en savais rien.

Ma solitude s'aggrava et je t'envoyais mentalement des messages désespérés. Je te disais :

- Petit Frère, je suis en train de me fourvoyer, de gâcher ma vie. Alors, je t'en supplie, vis pour nous deux. Que la richesse de ton existence compense la pauvreté de la mienne et surtout ne me laisse pas. J'ai besoin de tes prières.

Quelquefois, il me semblait  qu'une douce lumière, une paix profonde, envahissaient mon être, je savais que c'était toi et je me sentais de nouveau plein de courage.

Un jour où j'étais très énervé, je rudoyai un de mes hommes dont je ne supportais plus la bêtise et l'arrogance. Je le fouettai rageusement devant ses camarades. Toute la colère, la rancœur, les désillusions accumulées éclatèrent  et je me mis à les invectiver, à les passer tous en revue, à dénoncer tout ce qui n'allait pas avec une violence inouïe qui les déconcerta. Cela dura longtemps. J'avais l'impression de vider un abcès. Lorsque enfin je me tus tout en les toisant du haut de mon cheval d'un air glacial, je constatai avec stupéfaction que leurs regards étaient chargés d'une sorte de respect, de considération, presque de contentement. C'est ce jour là que je suis devenu leur chef.

Quelle utopie avait été la mienne, mes yeux se dessillaient enfin. Je compris que mes armes devaient être la sévérité, l'autorité, l'intransigeance même. Oh ! Marianus, qu'était devenu ton frère ! Un être dur, emporté mais qui s'efforçait malgré tout de rester juste.

Un soldat de Dieu ? Je me voyais mal parler du Christ à ces soudards qui ne rêvaient que de filles, de vandalisme et de batailles. Ils n'avaient aucun idéal, aucun état d'âme et dans le fond, c'est pour cela qu'ils étaient de bons soldats. Ils obéissaient aux ordres, c'est tout.

Notre marche forcée m'apporta quand même de nombreuses joies. Chaque jour, je découvrais de nouveaux paysages, de belles campagnes, des régions plus arides. Nous longions souvent la côte où nous nous baignions parfois. Là, nous étions tous égaux, de vrais gamins jouant, nageant et au contact de cet élément, une certaine pureté nous envahissait, nous régénérait. Il y avait de la joie et du rire dans ces yeux, une certaine lumière aussi. Hélas, ces moments magiques étaient fort rares.

D'ailleurs, nous laissâmes bientôt derrière nous la mer de notre enfance pour nous enfoncer dans le pays de Gaule en direction du couchant. Contrairement à mon attente, je ne fus pas dépaysé. La langue était très proche de la nôtre et bon nombre de Romains avaient fait souche dans cette région.

Par contre, je fus extrêmement déçu par l'accueil que Gallo-Romains et Gaulois nous réservèrent. Non seulement on ne recherchait pas notre contact, mais on nous fuyait plutôt.

 Un tout petit peu de réflexion me fit comprendre ce que nous représentions pour ces gens. L'approvisionnement en vivres se faisait à leurs dépens et le comportement de nos hommes n'était guère fait pour attirer la sympathie. En un sens, nos cohortes faisaient des ravages sur leur passage et même en pays ami, je sentais que nous étions un désastre pour ces populations.

* * * 

Nous n'avions pas pris le chemin le plus court, je ne sais pour quelle raison. Je n'étais pas dans le secret des Dieux ! Nous continuâmes donc à nous diriger vers l'occident et pendant de nombreux jours, notre route fût parallèle à une chaîne de hautes montagnes où l'on apercevait parfois quelque pic enneigé, bien que le printemps fût déjà fort avancé.

La terre était beaucoup plus riche que celle de la campagne romaine, les forêts aussi nombreuses que denses. Les essences variées élançaient leurs hautes frondaisons sous un soleil presque aussi chaud que le nôtre. Les gaulois semblaient de très bons agriculteurs, la promesse des moissons futures en attestait.

J'aurais aimé séjourner dans ces régions fertiles, vivre la vie des autochtones. Il me semblait que j'avais là tout à apprendre, tout à découvrir. Mon amour de la nature enrichissait mon esprit à chaque pas et me faisait oublier pour un temps, ma condition de soldat.

La vigne était aussi cultivée en abondance et le vin qu'elle fournissait, bien que différent du nôtre, était très bon.

Nous bifurquâmes enfin vers le nord ouest en laissant les montagnes derrière nous.

Souvent, je rêvais aux oliviers, à notre belle terre ocre, à nos grands pins et tout cela me mettait au cœur une sourde nostalgie.

Nous traversâmes bientôt une région à nulle autre comparable. C'était le paradis et la glèbe noire et odorante semblait pouvoir donner naissance à tout ce qui est capable de pousser sous ces latitudes. Les paysans y étaient prospères et les bourgades montraient une richesse attestant que depuis des siècles, cet endroit était habité et judicieusement exploité.

C'est là que ma vie a commencé à changer.

 

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