Chapitre 9

Chapitre 9

Un soir, ordre nous fût donné d'installer le camp non pas pour la nuit mais pour un séjour plus long.

Centurions, officiers supérieurs, nous fûmes tous convoqués sous la tente de commandement. Je ne me souviens plus de tout ce qui s'est dit au cours de cette rencontre, mais en résumé c'est à peu près ceci.

- Nous touchons au but. Le camp fortifié des Celtes se trouve à quelques heures d'ici. Je vais vous faire part du plan d'attaque et de notre stratégie.

Tous les yeux étaient fixés sur le général qui s'assura de notre attention.

- Dans ce village se sont réfugiés les plus grands druides, bardes et autres. Ce sont eux qui troublent l'ordre dans cette région et une bonne partie de l'Armorique en refusant de se soumettre à Rome. C'est donc par la force que nous allons les réduire au silence. Beaucoup de guerriers sont certainement chargés de leur sécurité et pour en venir à bout par effet de surprise, il faut créer une diversion et endormir leur suspicion. C'est pour cette raison que le haut commandement n'a pas fait appel aux armées basées dans l'île de Bretagne ou en Gaule.

Je regardais avec un certain mépris ce militaire imbu de son importance. Son heure de gloire approchait !

- Il est  évident qu'ils connaissent notre présence et qu'ils s'attendent à une attaque. Nous allons les persuader du contraire en installant un camp qui ne ressemblera pas à une halte provisoire. Pour donner le change, nous commencerons une route qui descendra au sud-est, vers le fleuve. Au bout de quelques jours, ils se montreront curieux, les gaulois sont gens très curieux ! Nous ne leur manifesterons aucune hostilité, aucune attention particulière et même de la courtoisie. Très vite, nous nous incorporerons dans le paysage et lorsque nous sentirons leur crainte envolée, nous fondrons dessus et ne ferons pas de quartier !

Il avait l'air d'un vieux matou guettant une souris et se frottait les mains avec délectation, un sourire gourmand et cruel sur les lèvres.

A la suite de ce discours, il nous donna la parole. Questions et exclamations fusèrent de toutes parts.

- Mais général, tu les prends pour des naïfs ? Il y a chez les gaulois de très bons guerriers. Crois-tu qu'ils se laisseront prendre à ce stratagème grossier ?

- C'est justement parce qu'il est tellement grossier et peu crédible qu'ils le croiront. L'armée romaine ne les a pas habitués à ce genre de politique et quelque part, ce sont de grands enfants.

- Pourquoi ne pas attaquer tout de suite  alors que nos hommes sont chauffés à blanc ?

- Eux aussi et je vous le rappelle, il ne doit y avoir aucun survivant, surtout chez les prêtres.

J'osai à mon tour me lancer dans la discussion.

- Mais pourquoi ne pas envoyer une délégation parlementer avec eux ? D'après ce que j'en sais, les druides sont hommes sages et sensés et plutôt qu'un massacre, il est possible qu'ils soient prêts à une reddition !

- Regardez notre noble centurion au coeur généreux ! Aurais-tu peur de te battre par hasard ?

- Je ne vois pas l'utilité de faire couler le sang s'il y a une autre solution.

- Imagine-toi que si nous sommes là, c'est que tout a été tenté et qu'il n'y a pas d'autre solution !

Je persistai dans mon argumentation tout en voyant les regards de tous ces hommes fixés sur moi sans aménité.

- Peut-être, mais l'importance de notre armée et la menace toute proche peuvent les inciter à préférer la paix !

- Eh bien ! Qu'ils viennent nous le dire et alors nous aviserons. Tu as d'autres conseils à nous donner, Centurion ?

- Non, Général.

Tous les officiers éclatèrent d'un rire gras, servile et moqueur, mais cela ne m'affecta guère. Il fallait le dire. Seul le constat de mon impuissance à les faire réfléchir m'ulcéra profondément ? Claudius avait raison. J'étais soldat et mon devoir était d'obéir.

D'autres prirent la parole et peu à peu notre action se dessina avec précision. Je pris conscience qu'à moins d'un miracle, les dés étaient jetés et que nous irions jusqu'au bout.

C'est le coeur lourd, plein de dégoût que je revins à mon camp. Je te parlais Petit Frère en espérant que cette fois encore, tu étais à l'écoute :

- Prie ton Dieu pour moi Marianus (dans ces moments de révolte, ce n'était plus le mien). Pourquoi me fait-Il agir contre mon gré, pourquoi ce destin que je n'ai pas vraiment choisi et qui va tellement à l'encontre de mes convictions ? Aide-moi Petit Frère, je ne sais plus où j'en suis. * * *

Sous ma tente, je retrouvai Claudius qui m'attendait malgré l'heure tardive. J'allai m'affaler sur ma couche en lui tournant le dos, trop bouleversé pour lui parler.

- Viens manger Joanes. Je t'ai préparé une collation.

- Je n'ai pas faim, laisse-moi !

- Alors, bois au moins une coupe de vin, c'est bon contre les idées noires.

- Tu as raison Légionnaire ! Buvons jusqu'à plus soif, c'est le meilleur moyen d'oublier. Allez, bois avec moi compagnon ! Ce soir à défaut de femme, l'ivresse sera la plus douce des compagnes !

J'avais souvent eu recours à ce remède, mais cette fois-ci, le fardeau était trop lourd et le vin ne fit qu'accentuer mon désarroi.

- Cela suffit Joanes ! Boire plus ne ferait qu'augmenter la turbulence qui règne en ton esprit. Je te l'ai déjà dit, tout a une raison d'être, même si cela te semble injuste et trop dur. Un jour, tu en comprendras le sens, peut-être dans une autre vie, mais pour le moment, il semble que tu ne sois pas maître de ton destin. Tu dois accomplir ce qui t'est demandé. Essaie de te calmer, d'apaiser ton mental et de t'en remettre aux Etres de Lumière qui veillent sur toi. Sois certain qu'ils ne t'abandonneront pas.

- Tu as toujours réponse à tout Claudius, mais ce soir, j'ai bien du mal à te croire et même à t'écouter. Tu m'agaces prodigieusement avec tes stupidités !

- Alors, je vais te laisser. Dors en paix. Je vais aller méditer et prier, pas seulement pour toi mais pour tous ceux qui vont se trouver mêlés à cette bataille. Tu pleures un peu trop sur ton sort Joanes ! Tu...

 Je bondis de ma couche en lui montrant le porte d'un index rageur.

- Dehors ! Va-t-en ! Tu dépasses les bornes ! Tu sembles oublier un peu trop que je suis ton supérieur !

- Bonne nuit Centurion. Je te salue.

Poing fermé, il replia le bras et se frappa la poitrine, très militairement avant de sortir.

Je me laissai tomber sur un siège et la tête entre les mains, j'éclatai en gros sanglots d'ivrogne. Jamais je ne m'étais senti aussi seul, aussi incompris et avec une telle hargne au coeur.

Une petite voix intérieure se fit entendre : "Tu pleures sur toi Joanes !"

Du revers de la main j'essuyai mes larmes avec colère et décidai que le mieux était d'essayer de tout oublier en dormant. Je plongeai rapidement dans un sommeil lourd, la fatigue, les émotions et le vin m'avaient abruti. La nuit se passa sans rêves, dans un bienheureux oubli de la réalité.

* * *

 

Le soleil était déjà haut dans le ciel quand je me réveillai, la bouche amère et la tête lourde. Tous les événements de la veille surgirent en bloc dans mon esprit et je sentis monter en moi une grande honte pour mon comportement. Mon pauvre Claudius, si bon, si sage, comment l'avais-je traité !

J'éprouvais un curieux sentiment de dualité. J'avais passé un examen, j'avais échoué et pourtant, je me sentais grandi, plus fort et plus mûr.

J'étais en train de m'habiller lorsque mon aide de camp entra, me salua et me présenta un léger repas. Je n'osai rencontrer son regard et m'évertuai à lui tourner le dos. Très vite, la situation devint grotesque et je n'y tins plus. Je lui fis face délibérément et d'une voix pleine d'humilité, je lui dis :

- Pardonne-moi Claudius, je ne suis pas fier de mon attitude d'hier. J'ai manqué à ma foi, à notre amitié et...

- Hier était hier Joanes et tout ce qui compte, c'est l'expérience que tu en retires aujourd'hui. Si elle est positive, tout va bien. Maintenant mange et viens. Ta centurie attend tes ordres.

En fait, lorsque je laissai tomber derrière moi le lourd rabat de la tente, je m'aperçus que l'activité régnait déjà depuis longtemps tout autour de moi.

Curieusement, notre camp n'avait plus rien de militaire mais ressemblait vraiment à un chantier. La métamorphose était troublante et si je n'avais connu notre plan, je m'y serais laissé prendre.

On ne voyait presque plus d'uniformes, seuls quelques soldats montaient la garde d'une manière très détendue, tandis que les autres se promenaient ou jouaient aux dés.

Tout le reste des hommes avait revêtu la robe brune et courte des ouvriers et déjà se dessinait le tracé des premières longueurs de la route. On coupait des arbres, on transportait des pierres, on aplanissait le sol, on débroussaillait.

Les hommes semblaient rompus à ce travail, mais en y regardant de plus près, je vis que ceux qui les dirigeaient étaient vraiment gens de métier et ce n'étaient pas des officiers.

Il faisait très beau, une douceur estivale qui incitait au farniente. Puisque ma présence ne paraissait pas indispensable, je décidai d'aller me promener. Je marchai dans la forêt dense ou par intermittence quelques rais dorés perçaient les hautes frondaisons. Le silence était profond et apaisant.

Tout à coup, des branches craquèrent derrière moi et subitement alerté, je fis volte-face. Ce n'était que Claudius.

- Joanes, il n'est guère prudent de se hasarder dans les bois ! Ici c'est le domaine des Celtes et je ne sais trop quel est leur état d'esprit. Notre arrivée n'est sûrement pas passée inaperçue et je doute fort qu'ils n'aient pas de soupçons quant à nos projets. Ils doivent surveiller chacun de nos gestes et je suis sûr qu'en ce moment, nous sommes épiés. Viens, quittons cet endroit et allons plutôt sur la côte. Un bon bain te rafraîchirait les idées Centurion !...

- Je ne comprends pas l'allusion. Te moquerais-tu de moi, par hasard ?

C'est en riant et en bavardant gaiement que nous laissâmes derrière nous la pénombre des arbres pour un soleil déjà chaud.

La côte était superbe, découpée, rocheuse, avec des petites plages de sable blanc. Nous n'étions pas les seuls à avoir eu cette idée et il nous fallut marcher un peu pour trouver un endroit tranquille. La mer était lisse, pas une ride ne venait troubler sa limpidité et les fonds étaient de toute beauté. Des poissons fort nombreux et variés évoluaient paisiblement et se réfugiaient sous les algues à notre approche. Nous ne nous lassions pas de plonger pour admirer cette faune et cette flore, inconnues et si riches.

Il y avait aussi des coquillages et des crustacés en abondance et mon aide de camp me promit un fabuleux festin pour le soir. Connaissant son talent pour la cuisine, je savais pouvoir me réjouir à l'avance.

En acceptant le sort qui m'attendait, j'avais décidé de jouir au maximum de ces dernières belles heures, sans plus me poser des questions et me torturer l'esprit. Je vivais donc intensément, avec un bonheur et une sérénité que je ne connaissais plus depuis longtemps.

Face à cette merveilleuse nature que ne troublait pas le sort des humains, face à cette immensité liquide qui se perdait à l'horizon sans pour autant trouver ses limites, je me mis à méditer. Je songeai à la fragilité et à l'insignifiance de mon être physique et à l'importance essentielle de mon âme qui devenait le Grand Tout lorsque mon mental cessait de dresser des barrières autour d'elle.

Je ressentis quelques moments de plénitude totale et y puisai une force inconnue dont la puissance dépasse les mots.

Etait-ce cela que tu ressentais, Petit Frère, lorsque tu t'abîmais dans la prière ?

Je ne me sentais plus seul mais entouré de chaudes et lumineuses présences. Ma volonté, mon orgueil et ma peur vaincus, il n'y avait plus d'obstacle à cette communion et jamais jusqu'à ce jour, je n'avais atteint cet état bienheureux.

Je revois encore le regard de Claudius lorsque je lui fis part de cela. Il était habité et son sourire tout plein de chaleur et de joie.

Tous ces jours ont fortement marqué ma mémoire mais, hélas, ceux qui suivirent aussi !...

* * *

- Centurion, Centurion !...

Claudius venait vers moi en courant.

- Qu'y a-t-il, qu'est-ce qui te presse tant ?

- On te demande à la tente de commandement.

Je me sentis blêmir.

- Bien ! Viens m'aider à passer mon uniforme, cela ira plus vite.

- Inutile Joanes. Il ne faut surtout pas que l'on remarque ce rassemblement d'officiers. Si on nous observe, cela doit ressembler à une simple réunion de chantier, d'ordre du général.

- Eh bien Claudius, je crois que nous y sommes cette fois !

- Je le crains Joanes.

Toute ma belle sérénité s'était envolée mais je réussis quand même à sourire à celui qui m'avait tant aidé et que je ne voulais pas décevoir.

J'eus tôt fait d'atteindre le quartier général où tout le monde attendait dans un lourd silence. A son entrée, nous saluâmes militairement notre officier supérieur qui, après nous avoir répondu dit brièvement :

- C'est pour demain.

Il nous exposa ensuite sa stratégie et nous donna ses consignes.

- Nous partirons par petits groupes tout au long de la nuit. Nous nous retrouverons à l'orée du bois, à proximité des pâturages qui séparent la forêt du bourg fortifié. Là, nous attendrons l'aube et aux premières lueurs du jour, nous attaquerons. Le silence le plus total doit régner, en aucun cas nous ne devons donner l'alerte. Notre réussite dépend de l'effet de surprise. Je vous rappelle que nous ne devons pas faire de quartier et qu'il est absolument nécessaire d'investir ce village en ne laissant personne s'enfuir.

Il se tût un moment et des questions fusèrent :

- Doit-on aussi tuer les femmes et les enfants ?

- Non, empêchez-les de s'échapper, c'est tout mais aucun homme jeune ou vieux ne doit survivre. Pas de prisonniers ! La clémence de Rome a duré assez longtemps et il est vital de faire un exemple sans précédent. A vous de jouer ! Montrez-vous dignes de notre Empire et n'oubliez pas que si nous faisons la guerre, c'est pour établir la paix !

Ces dernières paroles me laissèrent pantois. Comment pouvait-on avaler une pareille monstruosité ?

Apparemment, personne ne se posait de questions d'ordre moral. Tout le monde parlait à présent et pendant longtemps nous réglâmes les détails de cette opération.

J'appris presque avec soulagement que mes légionnaires et moi serions les derniers à entrer en action. J'eus à ce moment l'impression très nette qu'on n'avait pas trop confiance en mes qualités de chef et en ma bravoure à mener mes hommes au combat.

J'aurais dû avoir honte. Il n'en était rien, c'était la stricte vérité !

Après nous être séparés et avant de rejoindre ma tente, j'allai donner mes ordres aux soldats de ma cohorte et ce, par petits groupes, par mesure de prudence.

Les regards se mirent à briller d'une joie sauvage et je dus montrer une certaine autorité pour contenir leur excitation, ils étaient heureux, comme des gamins qui vont se bagarrer. Il y eut des rires et des chants ce soir-là autour des feux et le vin qui leur fût distribué ne fit qu'augmenter leur ardeur.

Claudius m'avait préparé un souper substantiel et nous le partageâmes en silence, avec beaucoup d'amitié.

 Il nous fallait dormir quelques heures afin de conserver notre force mais il me fût difficile de trouver le sommeil. Finalement il vint, peuplé de cauchemars et agité.

Je fus presque heureux quand mon aide de camp vint me réveiller.

- Il est l'heure Joanes.

Il faisait nuit noire. Chouettes, hiboux et autres oiseaux nocturnes s'en donnaient à coeur joie. En cette nuit d'été, l'air était doux, tout chargé de senteurs marines mélangées au lourd parfum d'humus de la forêt. Des ombres s'agitaient dans un relatif silence et mes hommes fin prêts, piaffaient nerveusement, furieux de former l'arrière-garde.

Enfin, je donnai l'ordre de départ. Je pris mon cheval par la bride. Claudius lui avait entouré les sabots de linges. A part quelques légers cliquetis d'armes et le bruit de branches cassées, notre troupe avançait sans bruit dans la forêt que, sous prétexte des travaux, nous avions appris à connaître par coeur.

Enfin, nous rejoignîmes le gros de l'armée à l'orée du bois et l'attente commença.

Nous devions attaquer juste avant le lever du soleil et nous avions du temps devant nous.

Si tu savais Petit Frère, toutes les pensées qui ont traversé mon esprit ! Je me demandais si je n'étais pas en train de vivre mes dernières heures et si je ne serais pas un peu plus tard un cadavre ensanglanté. Curieusement, cela ne me faisait pas peur. J'aurais tant aimé passer ces derniers moments avec toi, te dire tout ce qu'il y avait dans mon coeur, prier ensemble. Seul, j'en étais incapable et j'espérais que, où que tu sois, tu pressentirais ce qui allait arriver et que ton âme rejoindrait la mienne pour m'aider à affronter les terribles heures à venir. Nous étions trop proches pour qu'il en soit autrement.

Je revoyais notre enfance, notre jeunesse, si heureuses, comme un vieillard au terme de sa vie.

Claudius était à côté de moi et sa seule présence m'apaisait. Je savais que, dès le début du combat nous serions séparés et que peut-être nous vivions nos derniers instants ensemble. A lui aussi j'aurais voulu dire plein de choses, mais je devais donner l'exemple et restais muet et immobile. Je repensais à tout ce qu'il m'avait apporté et cela m'aidait à accepter mon destin, à me préparer à faire mon devoir, quoiqu'il m'en coûte.

Le temps s'étirait, interminable et je sentais monter la pression autour de moi. Les vibrations qui m'entouraient étaient presque tangibles, elles devenaient insoutenables. J'étais tendu comme la corde d'un arc prête à se rompre, j'avais envie d'en finir, je n'en pouvais plus ! Tout mon corps frémissait à la limite du tremblement.

L'est commençait à pâlir, l'aube n'était plus loin et quelques oiseaux se mirent à chanter pour saluer le jour nouveau, sans savoir qu'il ne serait pas comme les autres et que dans quelques instants, tout allait basculer et ma vie avec !

* * *

J'entrevoyais des silhouettes de plus en plus nombreuses se mouvant sans bruit en terrain découvert et progressant rapidement vers le village.

Un poudroiement d'or rosé inonda la prairie encore légèrement embrumée.

La troupe était maintenant presque au pied de la fortification lorsqu'une pluie de flèches s'abattit sur elle, volée après volée. Dans le même temps retentirent des hurlements sauvages et je vis déferler de tous côtés une horde de soldats gaulois qui se ruèrent sur les nôtres en leur jetant des torches enflammées avant de brandir leurs armes. Le spectacle de ce raz de marée était à la fois grandiose et terrible Un instant paralysés par la surprise, nos soldats hésitèrent et cela leur fût fatal. Submergés par le nombre, ils tombaient comme des mouches et c'est dans une pagaille indescriptible que commença le combat. Le soleil jaillit et éclaira une scène d'horreur. Nos légionnaires se jetaient dans la bataille en bon ordre, au son des trompettes qui résonnaient alors que les gaulois les prenaient à revers ou par les flancs, attaquant de tous côtés dans l'anarchie la plus totale, ce qui déstabilisa complètement notre armée.

Je reçus enfin l'ordre de donner l'assaut et mes hommes, qui n'attendaient que cela, s'élancèrent au pas de course vers la mêlée furieuse. J'échangeai un dernier regard avec Claudius, furtif mais intensément fort. J'éperonnai mon cheval qui fonça au galop sur le champ de bataille.

Glaive à la main, je frappais de tous côtés du plat de mon arme, repoussant mes agresseurs sans pour autant mettre leur vie en danger.

Je ne pensais plus à rien et peu à peu montait en moi une excitation, une rage de vaincre. Tout ce vacarme, cette violence, commençaient à m'enivrer et lorsqu'un ennemi aux yeux de feu se précipita sur moi, lance en avant, je me penchai sur l'encolure de ma monture et le transperçai de mon glaive. Le sang jaillit et je ressentis un sentiment de victoire. A partir de ce moment je perdis totalement le contrôle de mes actes, n'ayant plus au ventre qu'un seul désir, tuer, tuer encore ! Je hurlais avec frénésie en ressentant une jouissance inconnue et dévorante. La sueur m'inondait et m'aveuglait et je frappais sans relâche, m'adonnant tout entier à ce jeu mortel.

Tout à coup, mon cheval se déroba sous moi, transpercé. Je n'eus même pas un regard pour mon cher compagnon et me dégageai en hâte, pressé de toutes parts par l'ennemi.

La poussière montait du sol, l'air sentait la transpiration, le sang, la peur, la folie meurtrière. Il était chargé de cris de victoire, de détresse, d'appels, de râles, du choc du métal qui vibrait.

Je ne craignais plus rien, je sentais en moi une force puissante, dévastatrice et je m'acharnais à traquer tout ce qui ne portait pas l'uniforme romain.

Je ne sais combien de temps tout cela a duré mais le nombre de guerriers de part et d'autre ne semblait pas diminuer. Je me sentais ruisseler sous le soleil maintenant haut dans le ciel et la fatigue peu à peu envahissait mes membres. Je continuais à frapper presque machinalement avec toujours au coeur un mélange de volupté et de violence rageuse et irrésistible.

Tout à coup, une arme frappa mon casque qu'elle arracha en se prenant dans le cimier. Je tentai de protéger ma tête à l'aide de mon bouclier mais il était trop tard. Je sentis un liquide chaud couler sur mon visage et un voile rouge troubla ma vision. Je perdis mon glaive sous la violence de l'impact. Je réussis à le récupérer mais au même moment, une pointe de lance se ficha dans ma poitrine au défaut de la cuirasse et ma bouche s'emplit de sang au goût métallique. Le souffle se mit à me manquer. Je trébuchai, tombai à genoux et eus juste le temps d'entrevoir un immense guerrier qui levait sa masse sur moi, les yeux pleins de haine. Les coups se mirent à pleuvoir sur mon corps qui craquait alors que la douleur résonnait dans mon être tout entier. Ce fût mon dernier souvenir car je sombrai alors dans le néant sans rien faire pour me retenir. J'étais vaincu.

 

* * *

Etaient-ce les ténèbres de la mort cette nuit peuplée de gémissements, de cris de douleur ? Je reprenais lentement conscience, les oreilles vrillées par une plainte stridente. J'aurais voulu me les boucher mais étais incapable du moindre mouvement. J'avais envie de dire : "Tais-toi, je t'en supplie" lorsque tout à coup, je réalisai que c'était moi qui exprimais ainsi ma souffrance. Mon être tout entier était à la torture, c'était insoutenable. Je respirais avec peine et mon souffle s'exhalait dans un court sifflement.

Peu à peu ma vue s'éclaircit en même temps que me revenait le souvenir de la lutte sans merci qui m'avait couché là.

J'essayai en vain de remuer, mon corps était de plomb. Enfin, au prix d'un suprême effort, je réussis à soulever légèrement ma tête et vis le cadavre d'un gaulois couché sur moi alors que beaucoup d'autres gisaient autour. Ce simple geste suffit à me replonger dans l'inconscience.

Lorsque je revins à moi, le soleil éclairait obliquement le champ de bataille. Ainsi donc, presque toute une journée s'était écoulée depuis l'assaut.

Il régnait une odeur fétide de sang, de sueur, de crasse, d'excréments et d'urine dominée par celle de la mort. Je sentis la nausée monter à mes lèvres.

Etait-ce moi qui avais tué les hommes qui m'entouraient ? Ces yeux grands ouverts, ces rictus, ces positions grotesques, était-ce mon œuvre ?

 Une horrible panique me saisit. Pourquoi ne venait-on pas me chercher ? "Claudius, où es-tu ?" Dans un effort surhumain, je réussis à me redresser légèrement. Encore un peu de courage et je verrais ce qui se passait. On n'entendait plus ni le bruit des armes ni les hurlements des combattants. Tout était donc fini ! Je repris mon souffle avant de tenter à nouveau de bouger mon corps et enfin, je pus apercevoir la quasi-totalité du champ de bataille.

Des centaines de cadavres d'hommes et de chevaux jonchaient la prairie. Déjà se rassemblaient les corbeaux qui tournoyaient en croassant, prêts à se précipiter sur eux pour un ignoble festin. A l'autre extrémité, j'aperçus des silhouettes qui se penchaient ça et là et emportaient des soldats. Aux reflets du soleil sur le métal des casques et des armures, je reconnus les légionnaires. J'essayai d'appeler mais en vain. Seul un filet de voix gargouillant sortait de ma gorge. Je me rassurai :"Bien sûr, tout à l'heure ils viendront par ici, ils ne peuvent pas ne pas me voir et m'entendre". Le temps me semblait désespérément long et plus il passait, plus l'angoisse montait d'autant que loin de se rapprocher de moi, je les voyais s'éloigner tout en poursuivant leur tâche.

Enfin, je cessai de me leurrer, ils avaient déjà cherché dans ce coin mais je n'avais plus de casque et mon corps était caché par ceux des ennemis. Ils ne m'avaient pas trouvé, il n'y avait plus rien à espérer.

Et ma lente agonie commença. Aux affres de ma pauvre carcasse se joignit celles de l'esprit. J'étais abandonné et le resterais jusqu'au bout.

- Oh! Marianus, Petit Frère, je t'en prie aide moi, parle-moi, jamais je n'ai eu autant besoin de toi. Je n'ai pas tenu ma promesse, j'ai tué et j'ai aimé le faire. Comment ai-je pu prendre du plaisir à ce massacre ! Ce n'était pas moi, j'étais un autre, je te le jure ! Il n'est pas possible que mon destin ait été d'accomplir cela ou alors Dieu est un monstre ! Je ne comprends plus rien, je déteste la vie, on y est toujours seul. J'ai mal, j'ai peur, je ne veux plus vivre !

Au sang qui continuait de couler sur mon visage se mêlaient des larmes, larmes de désespoir, d'impuissance, de déchirement, de révolte.

Mes forces se mirent à décliner rapidement en même temps que je perdais le contrôle de ma pensée. Je sombrai dans l'incohérence lorsque tout à coup, je vis devant moi le merveilleux visage de notre mère illuminé d'un sourire d'une tendresse ineffable. La vision se déforma, les contours s'en modifièrent et c'est toi qui m'apparus, Petit Frère, toi coiffé des courtes boucles brunes de notre adolescence, toi et ton visage plein d'amour. Tu me tendis les mains et me dit :

- Viens !

Ma peur s'envola, la souffrance s'estompa et je m'enfonçai dans l'oubli. Je me laissai glisser dans le Grand Tout, sereinement, avec reconnaissance et confiance.

 

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