Chapitre 17

Chapitre 17

- Il se nommera Eliaz.

Le Grand Druide avait parlé, les Grands Esprits s'étaient exprimés par sa bouche. C'est à ce moment là seulement que je pris conscience que notre fils était un être humain à part entière.

Eliaz, petit d'homme, petit homme, à partir de cet instant ton voyage solitaire commençait. Malgré tout l'amour qui avait présidé à ta naissance et dont nous continuerions à t'entourer, tu avais ton propre destin et tu devrais l'assumer seul. Cela me fit frémir et je fus pris d'un vertige.

Je me sentais égoïste d'avoir tant désiré cet enfant. Qu'avais-je à lui offrir hormis mon amour de père, toutes les embûches, les périls et les souffrances qui jalonnent une existence ? Curieux cadeau que ce don de la vie !

Enora à qui je fis part de mes pensées rétorqua un peu nerveusement.

- Yan, tu laisses trop de place à tes émotions, c'est pourquoi tu oublies si souvent la Vérité. Nous avons désiré un enfant, c'est vrai et c'est tout à fait normal. C'est la vocation de tout être humain que d'assurer la pérennité de l'espèce. Mais lui attendait cette occasion pour s'incarner. Il nous a choisis ainsi que notre milieu et notre époque car cela représente pour lui les meilleures conditions pour évoluer, pour réaliser son objectif. Ni toi ni moi ne savons qui il est en dépit du fait que ce petit être soit né de notre amour, de nos deux sangs mêlés.

Un peu de mélancolie passa sur son visage.

- C'est vrai que c'est un peu dur à vivre. Pour tout te dire, moi qui l'ai porté pendant tant de lunes avec ce bonheur un peu égoïste de mère, je ressens très profondément cette séparation et je dois faire appel à toute ma foi pour l'accepter. Ne m'en veux pas Amour si je t'ai répondu brusquement mais je n'avais pas envie de penser à tout cela et tu m'as obligé à me remettre en question.

Sa tête vint se poser sur mon épaule et je la serrai tendrement contre moi. Je sentis ses larmes couler.

- Oh Yan ! Pourquoi est-il si dur d'être un humain. Il est parfois tellement difficile de se sentir un être de chair, de sang, d'émotions et de devoir faire abstraction de tout cela! Je sais que la vie est éphémère et que c'est surtout par les épreuves que nous progressons mais il nous est quelquefois beaucoup demandé.

Je relevai sa tête et tenant son petit menton dans la paume de ma main, la regardai au fond des yeux.

- Tu oublies un peu vite, toi aussi, toutes les joies terrestres qui nous sont données. Ne sont-elles pas en fin de compte aussi nombreuses que les peines, si ce n'est plus ? Jusqu'à ce jour, je crois que les Père et Mère Universels nous ont accordé bien des faveurs. Et puis, c'est à mon tour de te le rappeler, quand cela ne va pas, nous avons toujours le pouvoir de demander de l'aide. Elle ne nous est jamais refusée.

J'embrassai tendrement la soie de sa joue.

- De plus, tu ne crois pas que notre amour aussi humain soit-il, est quelque chose sur quoi nous pouvons compter ? Je suis là Enora et maintenant il y a notre fils. Même s'il ne nous appartient pas, c'est tout de même un beau cadeau du ciel, tu ne crois pas ?

Un sourire tremblant effleura ses lèvres.

- Oh Yan ! Tu as raison, nous sommes heureux, merveilleusement heureux et j'aimerais que cela dure longtemps. Je ne désire rien de plus.

* * *

L'hiver se termina sans problèmes. Avec les premières fleurs, naquirent sur les lèvres de notre fils, les premiers sourires conscients et ses gazouillis accompagnèrent ceux des oiseaux qui célébraient le printemps. Nous étions très heureux et tout en accomplissant avec scrupule nos tâches journalières, nous consacrions beaucoup de temps à notre enfant.

Je ne me lassais pas d'observer les changements qui, de jour en jour, s'opéraient en lui. Il était indiscutablement beau. En le regardant, j'avais l'impression de te retrouver Petit Frère. Mêmes traits réguliers et fins, mêmes cheveux bruns bouclés. En somme, il me ressemblait puisque toi et moi étions identiques mais de cela, je ne me rendais pas compte. De sa mère, il avait hérité les magnifiques yeux verts et le regard profond ce, dès son plus jeune âge.

Les jours passaient très vite, de même que les lunes et les saisons.

Je m'aperçus que je pensais très peu au passé. Il me semblait faire partie d'une autre vie et je ne l'évoquais que très rarement si ce n'est pour voir le chemin accompli. Bien sûr, j'avais toujours au coeur le souvenir de nos parents tendrement chéris mais sans me demander ce qu'ils devenaient. Toi, Petit Frère, tu faisais à jamais partie intégrante de ma vie et je te parlais souvent, j'étais très à l'écoute aussi.

Non seulement je ne faisais pas de retour en arrière mais je pris conscience du fait que j'étais totalement coupé du monde et que j'ignorais tout de ce qui ce passait en Gaule comme dans l'Empire. Je n'en avais aucune curiosité et cela m'inquiéta un peu. Etais-je totalement égoïste en me contentant de ce bonheur simple et de cette paix que je trouvais dans mon amour pour Enora et Eliaz ? Mon existence au sein de la communauté n'était-elle pas un peu trop étriquée, facile ? Je ne savais plus trop quoi penser et décidai d'en parler à Devrig. Cela le fit sourire.

- Ne t'inquiète pas Fils ! La terre continue de tourner sans toi ! Si tu ne te sens pas plus concerné que cela par la vie politique de notre planète c'est tout simplement parce que tu n'as aucun rôle à y jouer, du moins directement. Tu es un maillon de la grande chaîne Yan et tu accomplis ici ce pourquoi tu es fait. Crois-moi, ta raison d'être est tout aussi importante que celle des grands de ce monde. Si tu ne te poses pas de questions, ce n'est pas par égoïsme mais simplement parce que ta vie est telle qu'elle doit être.

Il avait raison, j'en étais conscient mais le démon de la curiosité me titillait maintenant.

- Mais toi Devrig, sais-tu ce qui se passe ailleurs ?

- Cela fait partie de mes attributions. Disons que je suis le lien entre le monde et nous.

- Et comment va-t-il ?

Il se mit à rire franchement.

- Pas plus mal que d'habitude. Il y a toujours des querelles de pouvoir, d'intérêts, des guerres et des paix ici ou là. La sagesse n'est pas pour demain Yan ! Cependant, je peux te dire qu'actuellement Rome nous a oubliés. Nous ne sommes plus un assez gros gibier et nous nous montrons discrets.

- Et l'église de Jésus, que devient-elle ?

- Tu veux dire la religion que les hommes ont instaurée en se servant de son nom ? Elle se propage vite en s'éloignant de plus en plus du message messianique. Elle commence à faire son apparition en Armorique. Dans quelques années, elle sera partout.

Une profonde excitation s'empara de moi. Tu te rapprochais Petit Frère, je le sentais. Peut-être évangélisais-tu déjà dans notre région. Comme d'habitude, le Grand Druide lut dans mes pensées.

- L'heure n'est pas venue. Il te faudra encore du temps avant de le revoir. Ne sois pas trop impatient.

Je l'étais sans l'être car depuis toujours, je savais qu'il devait se passer quelque chose de grave lorsque cet événement se produirait. A chaque fois que cette pensée m'effleurait, j'étais pris d'une terrible angoisse que je n'arrivais pas à m'expliquer.

Devrig me regarda avec beaucoup de tendresse et de compassion. Lui aussi savait.

* * *

Eliaz avait maintenant quatre ans. Il était beau, intelligent, affectueux et semblait doté d'un caractère fougueux, impulsif. Il est vrai qu'Enora et moi avions des caractères très affirmés.

Nous étions aussi amoureux qu'au premier jour avec, en plus, une grande complicité due à la profonde connaissance que nous avions l'un de l'autre. Nos activités nous rapprochaient car finalement, par nécessité plus que par goût, j'avais continué à apprendre à soigner blessures et maladies. Je n'aurais pu avoir de meilleur enseignement que le sien.

Chaque hiver, nous avions l'habitude, prise l'année des grandes tempêtes, d'aller sur la côte dispenser notre aide. Nous aimions cela tous les deux, peut-être à cause du parfum d'aventure dû au voyage et aussi parce que cela rompait la régularité de notre vie.

Notre petit bonhomme restait au sein de la grande famille que nous formions tous. Il ne souffrait pas de notre absence car je soupçonnais plus d'un des nôtres d'avoir des faiblesses pour lui. Il avait plusieurs compagnons de jeux dont les enfants de Bran.

J'étais stupéfait de voir à quelle vitesse il s'était mis à parler le celte, moi qui avais eu tant de mal à apprendre cette langue difficile. Sur les conseils de ma femme, je lui enseignai le latin que j'avais encore tant de plaisir à entendre chanter à mes oreilles. Malgré son jeune âge ou plutôt grâce à lui, il assimilait tout sans difficulté apparente.

Il grandissait trop vite et j'avais la nostalgie du tout petit si dépendant de notre amour. Enora ressentait aussi cette frustration un peu égoïste.

Un soir où nous venions de faire l'amour, je ne pus m'empêcher de lui demander :

- Ma Douce, pourquoi le Ciel ne nous envoie-t-il pas d'autres enfants. Je crois qu'il serait temps pour Eliaz d'assumer la responsabilité de frère aîné. Et cela me rendrait tellement heureux !

J'étais penché sur elle et regardais son tendre visage aux traits détendus et un peu las après nos ébats. Je la vis pâlir et se crisper alors que sa main serrait fortement la mienne.

- Le temps viendra Yan, il viendra je le sais. Nos Guides Divins pensent sans doute dans leur amour que le moment n'est pas encore propice.

- Que se passe-t-il Enora ? Tu es livide tout à coup. Je t'en prie dis-moi ?

- Un peu de lassitude sans doute, ne t'inquiète pas.

- Mais j'ai lu de la peur dans tes yeux !

- Tu as dû te tromper Amour.

Il s'en suivit un long silence que je sentais plein de réflexion.

- Yan, Tout ce que le Créateur nous accorde est pour notre bien, notre évolution, même si nous ne le ressentons pas immédiatement comme tel. Alors, faisons confiance et vivons bien tout ce qui nous est donné.

Tout cela ne m'expliquait pas son comportement mais je compris qu'elle ne répondrait pas à mes questions. J'étais cependant sûr qu'elle savait quelque chose mais, n'en était-il pas de même pour moi ?

Elle avait raison, il fallait vivre intensément l'instant et rendre grâce. Quoique nous réserverait l'avenir, nous étions alors heureux, d'un bonheur simple et tranquille et cela me comblait.

* * *

Deux ans passèrent, jalonnés par les fêtes rituelles qui marquaient les saisons. Ces jours étaient pour nous source de joie et de plénitude puisqu'ils nous apportaient le pouvoir de communiquer avec les Etres de Lumière, d'être guidés et régénérés par eux.

Jamais nous n'étions retournés dans la Montagne d'Armorique bien qu'ayant sillonné toute la péninsule pour les grandes réunions où se retrouvaient les communautés. Celles-ci diminuaient en nombre et en importance et je repensais souvent à la vieille prêtresse, la Dame en Noir comme je la nommais.

" Notre monde est en train de disparaître, il est à l'agonie."

Les prêtres chrétiens, peu à peu, s'installaient dans la région et force nous était de constater que leur influence était très forte. Hormis pour les soins, on ne venait plus guère nous solliciter. Je me demandais souvent quelles en étaient les raisons : engouement pour cette nouvelle religion, intérêt ou peur ?

Si tous les représentants de Jésus te ressemblaient Petit Frère, il était certain qu'ils devaient savoir séduire et convaincre. Etait-ce un bien ou un mal ?

- Je ne saurais te le dire Yan, mais ce qui est sûr c’est que cela doit être. La marche en avant est inéluctable. Il était écrit qu'il en serait ainsi et nous n'y pouvons rien. Notre raison d'être n'est plus de guider, d'instruire, mais notre mission spirituelle reste la même, sauver la Connaissance.

Devrig avait l'air parfaitement serein en disant cela. Pour lui, tout était dans l'ordre des choses.

- Que nous les druides, disparaissions ne sera pas une catastrophe pour le monde actuel, rassure-toi. L'important est qu'il reste un peu partout sur terre des êtres suffisamment évolués pour transmettre le message au cours des siècles à venir jusqu'à ce que l'homme en comprenne à nouveau le sens. Ainsi va la vie.

* * *

Cette année là, Beltaine m'avait semblé avoir un éclat tout particulier. Enora et moi y avions accompli l'acte d'amour avec une telle intensité, si semblable à celui où Eliaz avait été conçu que j'étais presque certain que cette fois encore, le Ciel nous avait bénis. C'est donc sans surprise que quelques semaines plus tard j'appris que ma femme allait à nouveau être mère.

Ma joie fût telle que je ne pris pas conscience de la gravité avec laquelle elle me l'annonça. Je savais désormais comment les choses se passaient, aussi, après l'avoir serrée passionnément contre moi, une fois l'émotion apaisée, je lui dis :

- Cette fois, je sais comment me comporter mon Amour. Je ne t'importunerai plus avec mes états d'âme et tu vas pouvoir te laisser aller à ta mauvaise humeur aussi souvent que tu le voudras !... Je serai un mari et un futur père mo-dè-les !...

Elle se mit à rire à l'évocation de nos attitudes respectives lors de sa première grossesse et rétorqua :

- Les choses ne sont jamais semblables tu sais ! Peut-être serai-je pire cette fois-ci!

- Tout est pardonné d'avance ma Douce. Mais n'oublie pas que je suis là et que tu peux compter sur moi à tout moment.

En soupirant, elle posa sa tête au creux de mon épaule. Je ne voyais plus ses traits mais fus frappé par le son de sa voix si gaie l'instant d'avant.

- Yan, je ne veux pas t'alarmer mais j'ai la sensation que tout va être différent, beaucoup plus éprouvant pour nous deux.

Je sursautai, angoissé tout à coup.

- Que veux-tu dire ? Pourquoi parles-tu ainsi ?

C'est d'un ton faussement enjoué qu'elle me répondit :

- Ne t'inquiète pas Amour, je suis stupide ! C'est de ta faute aussi. Tu m'as dit que je pouvais être moi-même, aussi j'en profite !

Elle plongea alors son regard dans le mien.

- Je t'aime Yan, de tout mon être, je veux que tu le saches. Pour rien au monde je ne voudrais te faire souffrir et pourtant, tu vois, je commence à me comporter comme une enfant gâtée. Oublie tout cela et viens, allons annoncer à Père et aux autres la bonne nouvelle.

Elle avait retrouvé son air rieur et mutin et me prit par la main pour m'entraîner au dehors. Je ne savais trop que penser mais elle avait maintenant une expression si heureuse que je m'efforçai d'effacer la pénible impression que ses paroles avaient causée. Non vraiment, il n'était pas facile de comprendre une femme enceinte !...

* * *

Les mois qui suivirent apaisèrent toute inquiétude dans mon esprit. Jamais Enora ne s'était si bien portée. Elle était resplendissante et les malaises du début avaient vite disparu. Cette fois, c'était vraiment à deux que nous vivions ces mois d'attente, tendrement proches, sans nuage dans le ciel de notre amour.

Dès le début de l'automne, les tempêtes se mirent à sévir avec violence et cela nous rappela les catastrophes qu'elles avaient causées quelques années plus tôt. Aussitôt, la décision fût prise d'aller aider tous ceux qui étaient touchés et avaient besoin de secours.

Enora tint absolument à faire partie de l'expédition. Ni Devrig ni moi ne pûmes la dissuader. Bran se proposa de la remplacer mais elle ne voulut rien entendre. Elle nous donnait l'impression d'être poussée par une force intérieure à laquelle nous nous heurtions en vain. Jamais je ne l'avais vue aussi déterminée et force nous fût de céder, bien à contre coeur.

Il est vrai que son état n'était pas encore très avancé et qu'elle était solide mais je craignais pour elle tous les dangers que génère la nature lorsqu'elle se déchaîne à son paroxysme. J'avais déjà vécu tout cela et j'en connaissais les risques.

De fait, lorsque nous eûmes rejoint la côte, elle avoua n'avoir jamais rien vu de tel, la mer était totalement démontée et les vents soufflaient avec une rage dévastatrice.

Je veillais constamment sur elle et dus admettre qu'elle se comportait très bien. Les soins qu'elle apportait à tous ces gens étaient à l'évidence beaucoup plus efficaces que les miens. Je commençais donc à être rassuré d'autant que le temps s'améliorait.

Nous en avions presque terminé et j'avais décidé qu'il était temps de repartir lorsqu'Enora me dit:

- Yan, nous sommes loin d'avoir utilisé tous nos remèdes. Pourquoi ne pas pousser jusqu'au prochain village, nous y trouverons sûrement des gens à aider.

- Bien sur ! Tu pourrais aussi aller à un autre et un autre encore et ce jusqu'à la fin des temps, tu trouverais toujours des malades et des blessés ! Je t'en prie, il est temps de rentrer. Tu en as déjà beaucoup fait, il faut te reposer maintenant.

- Seulement un village, Yan ! Je sens que je dois absolument y aller.

Pourquoi me suis-je laissé convaincre ? Pourquoi ? J'aurai dû dire non, être ferme mais j'ai cédé, pour notre malheur.

* * *

La bourgade était assez importante et prospère. Les dégâts y étaient moindre qu'ailleurs ou peut-être avaient-ils déjà été réparés. Comme d'habitude, nous proposâmes nos services et on nous mena auprès des déshérités qui avaient besoin de secours. Je dus reconnaître que ma femme avait raison, nous étions utiles ici.

Qui aurait pu croire que l'impensable allait se produire ?

Je revois la scène avec acuité. Nous étions en train de réduire une fracture dans une humble maison de pêcheurs quand tout à coup, la porte s'ouvrit avec fracas. Cela ne nous empêcha pas de continuer mais tout aussitôt des voix véhémentes nous arrachèrent brusquement à la concentration que nécessitait notre travail.

Des moines se trouvaient derrière nous, l'œil mauvais et l'air vindicatif. Instinctivement, je me mis à parler en latin. Avec leurs robes brunes, ils te ressemblaient Petit Frère.

- Que se passe-t-il ? Que voulez vous ?

- On nous a dit qu'il y avait des druides ici !

- Sous nos manteaux de laine, nous portions nos robes blanches qui, bien que souillées ne pouvaient tromper personne.

- C'est nous. Que nous voulez-vous ?

- Vous n'avez rien à faire ici. Sortez immédiatement, suppôts de Satan ! Ne venez pas troubler ces bons chrétiens avec vos faux dieux.

- Nous ne faisons rien de tel. Nous sommes ici pour soigner, laissez nous faire notre travail !

- Dehors et plus vite que ça !

Ils devenaient très agressifs et je compris qu'il était inutile de vouloir discuter avec eux.

- Viens vite Enora !

Très calme, mon épouse voulut terminer le bandage du membre cassé mais n'en n'eut guère le loisir. Ils nous empoignèrent et nous propulsèrent avec violence hors de la maison. J'essayai de la protéger mais ne pus rien empêcher. Les coups pleuvaient et je la vis chuter lourdement, terrassée par ces fanatiques qui la cognaient avec rage pendant que je subissais le même sort. Ils nous insultèrent et nous crachèrent dessus tout en nous malmenant. Enfin, ils nous lâchèrent.

- Ne revenez jamais ici ! Si nous vous laissons la vie sauve c'est seulement parce que Dieu nous l'ordonne, mais ne vous avisez plus de vous montrer !

Ils disparurent dans la maison et me relevant tant bien que mal, je franchis en titubant les quelques mètres qui me séparaient de ma femme. Elle gisait, inconsciente, le front ensanglanté et une peur atroce me saisit.

- Enora ! Je t'en prie Enora, réponds moi !

Elle était blême et devant son manque de réaction, je compris qu'il me fallait agir, et vite. Je la pris doucement dans mes bras et avec infiniment de précautions, j'allai la déposer un peu plus loin, à l'abri des regards

Elle était sans connaissance. Un examen rapide me permit de constater qu'elle n'avait pas de fractures. La plaie à la tête, tout en saignant abondamment, était superficielle et je ne comprenais pas ce qui provoquait son long évanouissement, quelque chose m'échappait. J'espérais qu'il n'y avait pas d'hémorragie interne. Après beaucoup d'efforts pour la ranimer, elle ouvrit enfin les yeux.

- Yan, Yan ! Oh ! J'ai mal !

Elle vivait, merci mon Dieu !

- D'où souffres-tu ma Douce ?

- De partout. Mais qu'est-ce que j'ai ?

Je la massais doucement. Tous nos remèdes étaient restés dans la maison et je n'avais rien pour soulager sa douleur... et la mienne.

Peu à peu, elle recouvra ses esprits et se souvint de ce qui s'était passé. Elle gémit. .

- Oh Yan ! Ce n'est pas possible ! Pourquoi ces hommes nous ont-ils attaqués ?

- Je n'en sais rien Enora.

Cela passait pour moi au second plan, seul m'importait son état.

- Souffres-tu du ventre Enora ? Le bébé, comment va-t-il ?

- Ne crains rien, je l'ai protégé, il n'a rien.

- Tu en es certaine ?

- Absolument. Laisse-moi me reposer un peu puis nous retournerons chez nous.

La pluie s'était remise à tomber et malgré le froid insinuant, nous avions l'impression qu'elle nous lavait des souillures qui nous avaient été infligées.

Nous restâmes longtemps prostrés l'un contre l'autre, nous réchauffant mutuellement, silencieux, mal en point mais malgré tout heureux d'être encore en vie.

* * *

Le retour fût atroce. J'avais discrètement récupéré nos chevaux et installé ma femme aussi confortablement que possible sur l'un deux. Nous allions au pas et nos bêtes semblaient avoir compris notre souffrance tant leur allure était douce. Il n'en restait pas moins que je serrais les dents et qu'Enora gémissait, à demi consciente.

Nous allions si lentement qu'il nous fallut faire étape pour la nuit. Celle-ci était très fraîche et malgré le feu auprès duquel nous nous étions blottis, le froid nous pénétrait.

Ce n'est que le lendemain dans la soirée que nous arrivâmes chez nous. Non seulement l'état de ma compagne ne s'était pas amélioré mais elle était en proie à une fièvre dévorante qui la faisait délirer.

Tout au long du voyage, j'avais demandé secours aux Grands Esprits mais je fus heureux de pouvoir la remettre entre les mains expertes de Devrig et de Béga. Ils lui prodiguèrent leurs soins et la veillèrent toute la nuit alors que je sombrais dans un profond et lourd sommeil dû à la potion que j'avais ingurgitée.

Dès le réveil, l'angoisse me revint et je me précipitai vers la couche où elle reposait.

- Chut Yan ! Tout va bien. Laisse-la dormir, elle en a besoin.

- Devrig, est-ce grave ?

- Elle est très meurtrie dans sa chair mais de ce côté là, elle se remettra.

Son corps était couvert de traces de coups, surtout le dos, les épaules et le visage qui, lui, était totalement tuméfié.

- Je vais rester auprès d'elle. Va avec Béga, tu as aussi besoin de soins.

Je ne devais pas avoir bon aspect non plus et c'est avec gratitude que j'acceptai que la vieille femme experte s'occupe de moi. La douleur s'estompa un peu mais cela ne me rendit pas pour autant ma lucidité. Je n'arrivais pas à aligner deux pensées cohérentes de suite.

Comme toujours quand cela n'allait pas, je me réfugiai au pied du menhir et me laissai totalement aller. Je retrouvai un peu de calme, de force aussi. Bran vint me chercher à la mi-journée.

- Viens Yan, il faut manger. Allez, secoue-toi ! Eliaz te réclame. Il ne comprend rien à ce qui se passe, pauvre petit bonhomme, il a besoin de toi.

Je sortis un peu de mon hébétude et me levai péniblement

- J'arrive. Je vais d'abord passer voir Enora et je te rejoins.

Elle était toujours inconsciente, pâle et agitée. Devrig assis près d'elle, avait un air inquiet que je ne lui connaissais pas.

- Dort-elle Devrig ? A-t-elle repris connaissance ?

- Non Yan, elle est ainsi depuis hier mais nous avons quand-même réussi à lui faire avaler un remède qui doit apaiser son mal physique et mental.

Il avait les traits tirés et me parut soudain beaucoup plus âgé. Il est vrai qu'il avait passé une nuit blanche. Il m'adressa un sourire las en disant :

- Viens Fils, laissons là se reposer, il n'y a rien à attendre dans l'immédiat. Rejoignons les autres, je vais envoyer quelqu'un auprès d'elle.

Je fus surpris de constater que tout le monde était réuni dans la maison commune et cela me fit du bien de prendre un repas chaud avec nos compagnons. A la fin de celui-ci le Grand Druide prit la parole.

- Je crois qu'il est temps Yan que nous parlions de ce qui s'est passé. Maintenant que tu es un peu reposé, j'aimerais que tu nous fasses un récit circonstancié des événements.

J'eus à coeur de relater le plus fidèlement possible ce qui était survenu. Tous les yeux étaient fixés sur moi et je trouvais le silence impressionnant. Je terminai par la question que je ne cessais de me poser.

- Mais pourquoi ? Pourquoi cette violence insensée ? Nous ne les avons en rien provoqués et leur religion qui a été la mienne prône la paix, la tolérance, l'amour du prochain. Alors pourquoi ?

Devrig se mit à parler lentement.

- Il y a toujours eu et il y aura toujours des fanatiques. Ces pauvres hommes, certainement sincères dans leur foi, ont été habilement manipulés. Sans le savoir, ils servent non pas Dieu mais les intérêts du pouvoir. Leur action est redoutable, beaucoup plus que celle de l'armée. Tu en as fait partie Yan, et par expérience, tu sais combien il est facile de déjouer sa stratégie, de prévoir son attaque. Là, c'est beaucoup plus insidieux. Les résultats mettront plus de temps à se faire sentir mais ils seront durables. Je peux même dire qu'ils traverseront les siècles à venir.

Nous étions tous suspendus à ses lèvres.

- Mais nous Devrig, qu'allons-nous devenir ?

- Mes enfants, notre existence n'a pas grande importance au regard de l'éternité. Ces chrétiens prendront notre place et tout en soignant, éduquant comme nous l'avons fait, il feront naître ou conserveront la foi dans le coeur des humains. Peu importe le chemin, c'est le but qui compte.

- Mais que devons-nous faire ?

- Nous cacher et survivre afin de pouvoir transmettre oralement à nos enfants la seule chose essentielle, la Connaissance Pure, ainsi que beaucoup d'êtres le font dans le monde, au travers de toutes les religions. N'est-ce pas plus important que tout ?

- Mais les Chrétiens seront-ils plus que nous à même de le faire ?

- Certains le pourront mais tous n'y auront pas accès, les fanatiques encore moins que les autres, aveuglés qu'ils sont. Malheureusement, ces Messagers seront de moins en moins nombreux. Les temps vont s'assombrir et l'humanité va traverser des époques terribles où elle se sera coupée de ses Créateurs. L'homme tentera d'évoluer par lui même mais fera souvent fausse route et n'y arrivera pas. A cela nous n'y pouvons rien, du moins dans cette vie-ci !Où et quand notre réincarnation aura-t-elle lieu, nous n'avons pas à nous en soucier maintenant, nous devons simplement aller jusqu'au bout de notre destin actuel.

Sur ces paroles, il prit congé et je le suivis car j'avais besoin de savoir.

- Devrig, Enora va-t-elle guérir ?

- Son heure n'est pas encore venue mais je ne dois pas te cacher mon fils qu'elle gardera des séquelles dans son esprit. Elle restera très fragile et nous allons devoir l'entourer de tout notre amour et de notre présence constante.

Je ne savais comment interpréter ces paroles et je sentis la peur m'étreindre. Le Grand Druide posa sa main sur mon épaule avec affection.

- N'oublie jamais Yan qu'il y a une raison à toute chose même si cela nous dépasse. Nous devons accepter. Notre foi doit dépasser notre souffrance d'humain. Rien n'est inutile.

* * *

Les événements donnèrent comme toujours raison au Grand Druide. Ma femme se remit très vite et en quelques jours fût sur pieds. Il est vrai qu'elle avait une robuste constitution.

Cependant, elle n'était plus la même. Souvent absente, elle s'intéressait peu à ce qui l'entourait et ne reprit pas ses activités. A Eliaz comme à moi, elle manifestait une tendresse un peu lointaine et je n'arrivais plus à communiquer avec elle.

Elle n'était pas mélancolique pourtant mais ses yeux semblaient regarder ailleurs, au delà de nous. Elle ne manifestait plus d'émotions et j'avais hâte de voir arriver le terme de sa grossesse, mettant tout mon espoir dans la venue de cet enfant qui saurait bien la tirer de sa torpeur.

Il lui arrivait cependant pour de brefs instants, de retrouver sa personnalité. A chaque fois, mon coeur bondissait dans ma poitrine et je faisais tout mon possible pour entretenir cette flamme qui, malheureusement s'éteignait très vite.

Un matin, au réveil, en regardant sa taille qui s'épaississait de jour en jour, je lui dis:

- Est-ce une idée, Enora ou tu es plus grosse que pour Eliaz ?

Elle éclata de ce rire cristallin que j'avais désormais si rarement la joie d'entendre.

- Normal Centurion ! Je ne pouvais pas faire moins que de vous donner des jumeaux à toi et à ton frère!  Ainsi vous pourrez vous survivre !

Je restai abasourdi en apprenant cela et pensai à toi Petit Frère. Je suis sûr que cette nouvelle t'aurait rendu profondément heureux.

- Tu le sais depuis longtemps ma Douce ?

Le sourire s'éteignit sur ses lèvres alors qu'elle prononça un laconique "Oui", et de nouveau elle repartit dans son monde.

Elle restait des heures immobile ou marchant à petits pas, le regard dans le vague et il m'était impossible de savoir ce qui se passait dans sa tête : prière, méditation, simple rêverie ou...rien !

Il n'y avait plus trace des coups sur son visage et son corps mais son esprit lui, était profondément marqué. Elle ne manifestait cependant ni peur, ni angoisse, elle semblait paisible et sereine, elle était inaccessible !

* * *

L'hiver fût doux, agréable même. Nous vivions maintenant totalement retirés du monde et les visites se faisaient de plus en plus rares. Désormais, il nous fallait assumer nous-mêmes notre subsistance. Nous avions été juristes, éducateurs, guérisseurs, nous allions devenir chasseurs, pêcheurs et paysans. Cela ne me gênait pas, au contraire. J'étais heureux de ce retour à la terre si conforme à mes goûts et à mes aptitudes. Mes connaissances furent mises à contribution et malgré la différence de climat et donc de végétation, je n'eus aucune peine à m'adapter.

Je profitai de l'hiver pour défricher avec mes compagnons la surface nécessaire à nos cultures. Je leur apprenais à labourer, à ensemencer et ils manifestaient un grand enthousiasme pour ces activités nouvelles.

Il nous fallut également bâtir des dépendances et peu à peu, notre cadre de vie prit l'apparence d'un village normal bien que petit.

Je me jetai à corps perdu dans tous ces travaux qui me permettaient d'oublier pour un temps mes soucis. Enora maintenant très lourde, marchait de moins en moins. Elle manifestait peu de curiosité pour tous ces changements. Pourtant, il lui arriva deux où trois fois de venir assister à notre labeur. Elle restait là un moment, considérant avec sérieux notre travail. J'essayais de l'y intéresser, lui expliquant tout mais si elle semblait écouter, jamais elle ne posa de questions.

Elle était maintenant proche de sa délivrance et je ne dormais que d'un oeil, m'attendant à tout moment à ce qu'elle ressente les premiers symptômes. Mais le temps passait et rien ne se produisait. Je commençai à m'inquiéter. Dix fois j'avais calculé le nombre de lunes et à chaque fois, je trouvais le même résultat. Elle avait du retard.

J'en parlai à Béga qui en était arrivé à la même conclusion. Elle aussi se faisait du souci.

Un soir, nous allâmes tous deux faire part à Devrig de la situation qui devenait alarmante. La vieille femme nous proposa de déclencher le travail à l'aide de décoctions de plantes et le druide eut cette étrange réponse :

- Fais ce que tu veux Béga, mais cela ne changera pas grand chose.

Elle haussa les épaules et sans attendre, se rendit au chevet de ma femme. Elle avait déjà tout préparé.

Les heures qui suivirent furent longues et pénibles pour tous. Enora souffrait énormément et cependant rien ne se produisait. Son ventre distendu luisait sous les massages de la vieille femme et elle hurlait à chaque contraction.

Un jour et une nuit passèrent sans changements notables. Je ne quittais pas son chevet, Devrig non plus et au fil des heures, je pouvais constater la dégradation de son état. Enfin Béga annonça qu'elle allait pouvoir faire une tentative pour la délivrer et je poussai un soupir de soulagement. Tout plutôt que cette attente stérile et éprouvante. A sa demande, j'allai chercher la femme de Bran et comme la première fois, elle me mit à la porte. Je ne résistai pas, je n'en pouvais plus.

Le temps semblait ne plus vouloir s'écouler et je marchais comme un fauve en cage dans la froidure de ce petit matin où le jour avait bien du mal à se lever tant le ciel était sombre. Je croyais vivre un cauchemar.

Les cris d'Enora me parvenaient plus rapprochés et plus faibles aussi. Tout à coup, il y eut un long hurlement puis se fût le silence. J'essayai d'imaginer ce qui se passait mais en vain, mon cerveau fonctionnait au ralenti.

Enfin la porte s'ouvrit et Devrig m'appela du geste. Je bondis et stoppai net devant la gravité de son visage.

- Entre Yan. Tu as deux fils.

C'est à peine si je l'entendis, seul m'importait l'état d'Enora. J'eus un choc profond en la regardant. Le visage émacié, couleur ivoire, elle respirait à peine. J'allais pousser un cri quand elle ouvrit les yeux et tourna la tête vers moi. D'une voix que je ne lui connaissais pas, elle murmura :

- Viens mon Aimé, approche.

Je me laissai tomber à genoux à son chevet et pris ses mains dans les miennes. J'étais incapable de parler.

Son regard fiévreux brillait intensément en me fixant.

- Yan, je vais te quitter. L'heure est venue pour moi de rejoindre l'autre monde.

- Non Enora ! Non ! Je t'en prie, ne fais pas cela. Tu as trois enfants maintenant, tu te dois à eux. Et moi, ma Douce, que ferai-je sans toi ? Je t'en supplie, vis mon Amour, reste avec nous !

Elle posa un doigt sur mes lèvres.

- Il doit en être ainsi. Je le sais depuis longtemps. Tout n'est qu'apparence Yan et mon corps ne m'est plus d'aucune utilité. Mon âme doit quitter ce monde, j'ai fait mon temps.

Sa voix faiblissait.

- Ma mission est terminée, pas la tienne Yan. Mais nous retrouverons, sois en sûr ! Et puis, je ne te quitte pas tout-à-fait, tu sais maintenant combien les deux mondes sont proches...

Elle se tût. Son souffle s'amenuisait, son regard voilé était toujours soudé au mien. Ses lèvres remuèrent et je collai mon oreille contre sa bouche pour entendre une dernière fois.

- Je t'aime Yan.

Elle exhala un long soupir. C'était fini et je ne pouvais, je ne voulais pas le croire ! Je l'appelais criant comme un fou, triturant ses mains, baisant son visage désormais paisible. Le bras de Devrig m'enserra l'épaule et il m'obligea à me relever.

- Ne la retiens pas mon Fils. Aidons-la au contraire à partir sereinement.

Il se concentra et leva les bras devant lui, paumes tournées vers sa fille. Il passait tant de choses dans son attitude qu'à mon tour, je lâchai prise et libérai mon esprit.

Nous baignions dans la lumière et j'eus la très nette impression que nous partîmes alors pour un voyage à trois qui me sembla durer longtemps.

Mais nous n'en revînmes qu'à deux...

 

 

 

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