Chapitre 13

Chapitre 13

L'hiver tirait à sa fin. Il avait été fait de longs jours de pluie et de ciel bas, de brouillards entrecoupés de douces journées ensoleillées.

Avec un émerveillement d'enfant, j'avais découvert la neige, la vraie dont la couche épaisse et durable transforme tout, celle qui sublime les arbres dépouillés, qui ouate les bruits, la beauté à l'état virginal.

Mes amis s'étaient amusés de mon enthousiasme et m'avaient initié aux joyeuses batailles de boules de neige, façonnées avec des mains gelées et bouillantes à la fois.

Elle avait été fort abondante, parait-il, cette année là et pendant de nombreux jours, nous avions été coupés du reste du monde et n'avions reçu aucune visite. Cela avait été en quelque sorte des vacances et l'inactivité forcée nous avait incités à nous retrouver souvent dans la maison commune où nous partagions une chaude convivialité.

J'appris à mieux connaître les membres de la communauté que je ne fréquentais guère d'ordinaire. Malgré tout, je restais un peu exclu car, malgré mes progrès, mon vocabulaire restait limité et ne me facilitait pas la conversation.

En plus de la neige, j'avais découvert autre chose, les loups. La première fois où j'entendis leurs hurlements lugubres, je frissonnai de peur et passai la nuit sur le qui-vive, angoissé par leur présence toute proche. Tant de légendes couraient sur ces animaux mythiques, même chez nous à Rome. Je pensais aussi à toi Petit Frère, pour qui l'hiver en Gaule devait être difficile et je priais le Ciel de te protéger de tous ces dangers.

Lorsque je parlai à Devrig de la crainte que m'inspiraient ces monstres, il sourit.

- Ne crains rien Joanes, ils ne nous feront aucun mal. N'oublie pas que nous sommes très proches de toute vie dont Mère Nature a doté notre terre et que nous avons appris à cohabiter en harmonie avec tout ce qui nous entoure. Ces bêtes intelligentes le savent bien et nous aiment autant que nous les aimons.

Il rit et ajouta :

- Les seuls animaux dont nous devons nous méfier sont les hommes. Eux seuls tuent pour tuer, avec cruauté.

- Je sais Devrig, j'ai fait partie de ces hommes. J'ai du mal à chasser cela de mon esprit.

- Les remords sont stériles mon fils mais l'expérience est utile. Ce n'est pas en vain que tu en es passé par là. Ne regrette rien et aime les loups...Ils te le rendront.

Au solstice d'hiver, nous fîmes la fête pour célébrer le retour de la lumière. Bien que cela ne soit pas sensible, nous savions que bientôt le soleil dans sa course montante, allait gagner sur les ténèbres et permettre à la nature de sortir de son long engourdissement. Déjà dans nos cœurs fleurissait le printemps, même si l'attente devait être encore longue.

* * *

Les bourgeons commençaient à gonfler lorsqu'un matin, le Grand Druide me fit mander.

- Joanes, le temps est venu d'accomplir ton devoir, les Grands Esprits me l'ont fait savoir. Il est encore un peu tôt en saison et cela rendra ton voyage un peu difficile mais il ne t'arrivera rien, tu es protégé.

Depuis des mois, j'attendais cela et pourtant, je sursautai. La seule idée de m'éloigner d'Enora me déchirait le coeur et en même temps, une profonde allégresse me faisait vibrer. J'allais te revoir, mon Frère.

Il ne fallut que peu de jours pour me préparer. Celle qui serait ma femme à mon retour, m'avait confectionné des vêtements adaptés à ma condition de voyageur. Outre un peu de nourriture et de l'argent que me remis Devrig, je n'avais rien à emporter.

Enora ne me quittait plus et voulant oublier la séparation imminente, nous faisions des projets et redoublions de tendresse. D'un commun accord, nous avions décidé d'attendre mon retour pour être l'un à l'autre. Rien ne nous y obligeait mais nous désirions que l'acte d'amour soit le départ dans notre nouvelle vie, un acte sacré allant au delà du désir qui souvent embrasait nos sens et qui nous unirait à jamais.

Lorsqu’arriva le matin du départ, ma douce fiancée eut bien du mal à contenir ses larmes et je n'étais pas loin d'y mêler les miennes. Tous étaient là pour me faire des adieux chaleureux et je passais de bras en bras.

 Devrig avait tout organisé. Un Gaulois était arrivé la veille au soir avec deux chevaux dont un sellé à la romaine. Il devait me guider hors de ces forêts jusqu'à un point d'où je serais capable de faire route seul.

Une dernière fois, je serrai Enora dans mes bras en lui murmurant des mots d'amour et d'espoir puis, désireux de brusquer les choses, je sautai en selle et sur un signe à l'adresse du Gaulois, je talonnai mon cheval et nous quittâmes la clairière. Je me retournai pour embrasser une dernière fois du regard ce lieu où j'avais trouvé un sens à ma vie et tous ceux qui composaient ma famille de coeur. Après un dernier signe de la main vers Enora, je m'engouffrai dans la forêt, pressé maintenant d'aller au plus vite vers mon passé qui devenait le lien indispensable avec mon avenir.

* * *

Nous cheminâmes de longues heures, le plus souvent au pas car il était difficile de se frayer un passage entre les arbres et le sous-bois. Mon guide semblait très à l'aise et apparemment il savait où il allait, ce qui n'était pas mon cas. Sans lui, je me serais égaré depuis longtemps.

Je compris pourquoi la communauté ne risquait rien. A part une trahison, aucune légion ne saurait trouver notre clairière et c'était bien ainsi.

Les rares fois où j'avais pu caracoler à ses côtés, j'avais essayé d'engager la conversation mais sans succès. Il ne parlait pas le latin et ne semblait pas comprendre ce que je lui disais. Cela ne semblait pas le gêner et de toute évidence, il n'avait aucune envie de discuter. Il semblait même plutôt hostile et ce n'est qu'à la fin du voyage que je compris pourquoi.

Brusquement, nous débouchâmes sur un grand espace dégagé et je vis le village fortifié. Mon sang se glaça dans mes veines. S'il était un endroit au monde que je n'avais pas envie de revoir, c'était bien celui-là. Je ne sais combien de temps je restai immobile, à revivre l'horrible tragédie, ce massacre autant sauvage qu'inutile.

Lorsque, enfin j'arrivai à chasser ces images, je vis l'homme me regarder étrangement. Je suis sûr que si Devrig ne m'avait pas confié à lui, il m'aurait tué avec plaisir et je le comprenais.

D'un geste du bras, il me fit signe d'aller vers le portail que fermait la clôture d'enceinte mais je ne pus m'y résoudre. J'avais peur, je sentais le danger, je le flairais comme un animal et je n'avais qu'une envie, fuir. Je remerciai hâtivement mon guide et talonnai mon cheval qui s'élança au galop sur le chemin désormais familier.

Je ne m'arrêtai qu'à la nuit tombée, désireux de mettre le plus de distance possible entre ce sinistre endroit et moi. Je pris quelques heures de repos, enveloppé dans mes fourrures et me remis en route avant l'aube.

Le Grand Druide avait raison, le voyage ne fût pas facile. Les rivières étaient souvent en crue et malgré la douceur relative de cette fin d'hiver, l'humidité pénétrante me glaçait.

Je dormais généralement dans quelque abri de fortune, cahute de berger ou grotte naturelle. Lorsque je traversais un bourg de quelque importance, je m'offrais une nuit d'auberge et c'est avec bonheur que je pouvais enfin me décrasser et faire un repas convenable.

Je poussai tellement ma monture que par deux fois je dus en changer. Les premiers jours avaient été très pénibles. J'avais perdu l'habitude de monter et tout mon corps fragilisé par mes blessures et les longs mois d'inaction, regimbait. Je serrai les dents et continuai ma marche forcée. Bientôt je me sentis mieux et éprouvai quelque plaisir à retraverser les régions si riches et si belles du sud ouest de la Gaule.

Je commençais à voir quelques arbres et arbustes en fleur, ce qui contrastait fortement avec les lointaines montagnes couvertes de neige. Plus j'allais vers le sud et me rapprochais de mon pays, plus le printemps se faisait sentir. Le soleil était plus chaud, le ciel plus bleu.

Je ressentais un profond bonheur à l'idée de revoir les miens et cette terre natale tant aimée. Aux pensées que je t'adressais chaque jour, Petit Frère, s'ajoutaient maintenant tous les élans qui emportaient mon esprit vers Enora, à la fois si proche et si lointaine.

Les jours passaient et ma longue chevauchée me semblait interminable. Enfin, je vis les premiers oliviers, les élégantes demeures aux tuiles romaines abritées par des cyprès qui lançaient vers le ciel leur flèche noire.

J'avais l'impression de rajeunir en retrouvant mon passé et lorsqu'enfin j'aperçus au loin les sept collines, les temples et palais de cette Rome à la fois aimée et honnie, mon coeur se mit à battre comme un fou.

Je fis une dernière halte à l'entrée de la Cité, je voulais être présentable devant nos parents. Les gens me regardaient curieusement et je compris combien ma tenue devait leur sembler bizarre.

Je ne savais par où commencer. J'avais envie de me libérer au plus vite de mes obligations envers l'armée, un désir irrésistible me poussait vers ton monastère mais avec sagesse, je décidai de traverser la ville sans m'arrêter et d'aller à la Villa de notre enfance.

C'est le coeur étreint par l'émotion que je m'approchai de la maison qu'il me semblait avoir quittée depuis si longtemps. Je menais mon cheval au pas et m'arrêtai au pied des marches menant à la terrasse, pétrifié de bonheur et d'angoisse. Ce qu'inconsciemment j'attendais se produisit et notre Mère parût. Un instant figée, cette noble femme, si maîtresse d'elle même, poussa un grand cri et se précipita vers moi.

Je sautai de mon cheval et en un instant fus dans ses bras. Nous sanglotions ensemble en nous étreignant avec force. Elle se détacha enfin de moi et me passa les mains sur le visage, dans les cheveux, en me contemplant avec un émerveillement incrédule.

Son cri avait alerté toute la maisonnée et bientôt je fus entouré, bousculé, étourdi par les questions qui fusaient de toutes parts.

Enfin, j'aperçus mon Père. Il avait blanchi mais il émanait de lui la même force tranquille qui m'avait toujours sécurisé. Nous nous donnâmes l'accolade avec cette forte tendresse d'homme qui se passe de mots. Il aurait été d'ailleurs incapable de parler. Deux grosses larmes de soulagement roulaient au creux des deux rides en partie responsables de cet air si sérieux qui nous intimidait tant lorsque nous étions enfants.

Le tumulte s'apaisa enfin après que j'eus embrassé chacun et c'est avec soulagement que je pénétrai dans notre demeure, encadré par nos parents pressés de me retrouver dans l'intimité et d'entendre le récit de mes aventures.

Celui-ci dura longtemps. Cependant, j'évitai de trop entrer dans des détails qui auraient pu les faire souffrir. Je n'osai pas non plus leur parler ni de mes projets ni du nouvel homme que j'étais devenu. Il fallait leur donner le temps, les laisser savourer ces instants auxquels ils n'osaient plus rêver, redevenir celui qu'ils avaient vu partir, ensuite pleuré et enfin retrouvé, leur fils.

* * *

Durant tout le temps passé auprès d'eux, j'ai eu l'impression de recevoir en plus de la mienne, la part d'amour qu'ils te portaient. Ils ne savaient que faire pour m'être agréable, m'entourer de soins attentifs afin que je retrouve une santé florissante.

Dès le lendemain de mon retour, je demandai à leur parler. J'expliquai à Père qu'il m'était impossible de rester dans l'armée et cet homme au grand coeur comprit fort bien. Il se reprochait de m'avoir poussé à m'engager dans cette voie qui correspondait si peu à ma nature et le récit de ma vie de centurion leur amena les larmes aux yeux.

Il me proposa d'intercéder pour moi auprès du haut commandement mais je refusai tout net. Je ne voulais pas qu'il intrigue à cause de moi, lui qui n'avait jamais demandé de faveur à personne. C'était à moi d'agir et cela ne me faisait pas peur. Dès le jour suivant j'irais à Rome.

Une chose me préoccupait beaucoup plus, je voulais savoir ce qu'il en était de toi. Nos parents m'apprirent que peu de temps après mon départ, tu étais parti en mission en Gaule. Ils me dirent combien tu étais heureux et fier de pouvoir enfin apporter aux autres cette immense certitude qui t'emplissait le coeur et la Parole du Christ. Ils avaient reçu plusieurs fois de tes nouvelles et tes missives débordaient toujours d'enthousiasme et de bonheur. Seul point d'ombre, tu te faisais du souci pour moi et demandais à chaque fois s'ils savaient quelque chose.

Lorsqu'on les avait avertis officiellement de ma disparition et après beaucoup d'hésitation, car ils étaient conscients du choc que ce serait pour toi, ils jugèrent finalement que tu devais savoir et te mandèrent un messager. Lorsque celui-ci revint, il ne pût leur cacher ton désespoir. Malgré ton abattement, tu tins à les réconforter et en lisant les mots sortis de ton cœur, je pleurai tant ta douleur transpirait au travers des paroles d'encouragement que tu leur adressais. Il ne m'était pas difficile de me mettre à ta place, je savais ce que tu ressentais.

Tout cela m'était insupportable et j'annonçai à nos parents mon intention d'aller te retrouver au plus tôt. Malgré leur désir évident de me garder auprès d'eux, ils acceptèrent ma décision comme allant de soi et je leur sus gré de cela.

Je n'avais pas encore parlé de mes projets d'avenir, désireux de les laisser vivre pour un temps dans leur sérénité retrouvée et éludais leurs questions à ce sujet. Je ne pus cependant garder longtemps le silence, ils ne m'en laissèrent pas le loisir.

- Tu vas enfin pouvoir réaliser ton rêve, Joanes. Le domaine t'attend et ton frère Aurélien se réjouit de partager ses responsabilités avec toi, il a tant regretté ton départ. Il lui faudra un peu de patience puisque tu veux déjà reprendre la route. Mais Marianus a toujours passé avant tout le monde, n'est il pas vrai ?

Le sourire de notre Père était plein de compréhension et je m'en voulus de le décevoir mais je ne pouvais me taire plus longtemps. Je les regardais tous deux, plus très jeunes, émouvants et fragiles dans leur amour inconditionnel pour nous, les jumeaux, leurs petits derniers. Ils étaient heureux et j'allais leur porter un nouveau coup.

- Mère, Père, je ne reviendrai pas au domaine. Je ne vous ai pas encore tout dit, mais mon destin en a décidé autrement. Comme Marianus, j'ai trouvé ma voie et le bonheur et je dois suivre l'une et vivre l'autre.

Je leur dis tout, la communauté, Enora, le chemin spirituel déjà parcouru. Je leur parlai de mon désir d'avancer dans la Connaissance aux côtés de la femme que j'aimais et des druides dont je me sentais si proches.

C'est notre mère qui réagit le plus mal.

- Mais tu renies le Christ et ta foi !

- Ma foi n'a jamais été aussi grande et si Jésus nous a montré la route à suivre et les moyens pour nous  aider à atteindre le but, il n'a jamais dit qu'il n'y avait qu'un seul chemin pour y arriver !

- Mais la religion chrétienne ?

- Le Messie n'est pas venu pour fonder une religion, ce sont les hommes qui en ont décidé ainsi. La Lumière qu'il nous a apportée au seuil de cette ère nouvelle a brillé de tous temps mais il fallait la raviver, afin qu'elle éclaire une direction nouvelle pour un niveau de conscience plus élevé. Les hommes qui nous ont précédés et qui ont eu la connaissance des grandes lois universelles, l'ont peu à peu perdue. Elle a été submergée par l'égoïsme, la vanité, le goût de l'argent et du pouvoir.

Il n'était pas facile d'expliquer tout cela.

- Les druides eux, ont su jusqu'à présent garder intact le contact avec la Grande Force Divine. Sans se laisser corrompre, sans transiger avec le monde moderne, ils vivent au plus près de Dieu, de sa création et sans le savoir, ils sont beaucoup plus proches de l'enseignement du Christ que certains nouveaux chrétiens !

Longtemps, je parlai, j'expliquai, je tentai de convaincre, mais seuls l'amour qu'ils me portaient et le désir de me voir heureux firent taire leurs réticences. Ils finirent par se résigner mais je fus un peu triste de constater que la voie que tu avais choisie les rendaient beaucoup plus fiers et comblés. Elle recevait toute leur adhésion alors qu'ils me regardaient avec incompréhension comme un être étrange qui parlait d'un monde inconnu et irréel dans lequel il allait se fourvoyer.

Mais ils durent se rendre à l'évidence. Ma nouvelle force intérieure était aussi grande que la tienne et la foi en mon avenir inébranlable. Mon équilibre et ma maturité plaidèrent pour moi et ils finirent par accepter et par me donner leur bénédiction pleine et entière, ce que, les connaissant, j'attendais d'eux.

* * *

Mon arrivée à la caserne passa presque inaperçue. Je ne rencontrai pratiquement aucun légionnaire ou officier de ma connaissance et c'est sans encombre que j'arrivai à l'état major et demandai audience au général en chef.

Le prestige et l'aura de notre nom m'ouvrirent toutes les portes et je fus reçu aussitôt. Le chef de toutes les armées vint au devant de moi, mains tendues.

- Je n'en crois pas mes yeux Centurion, tu es vivant ? Ton père, mon vieil ami, le sait-il ? Mais comment cela est-il possible ? Toutes les recherches pour te retrouver ont été vaines et tu es là ! Viens t'asseoir et raconte moi.

Je ne me fis pas prier, cet homme malgré son air martial, inspirait la sympathie. Je lui relatai le combat, la déroute et comment je fus laissé pour mort sur le champ de bataille. Je travestis un peu la vérité dans la suite de mon récit, ne voulant en aucun cas mettre mes amis en danger. Je mentis donc et lui dit avoir été sauvé par de braves paysans gaulois qui n'avaient aucune animosité contre l'Empire et qui avaient tout fait pour me rendre à la vie.

Il me posa ensuite un tas de questions sur l'état d'esprit de cette population et mêlant la réalité à la fiction, je lui expliquai qu'ils ne contestaient pas l'autorité de Rome mais tenaient seulement à conserver leurs coutumes et leur religion. Il me parla bien sûr des druides et je fis tout pour le convaincre qu'en aucun cas ceux-ci n'étaient des ennemis ni des fauteurs de troubles. Au contraire, c'étaient des hommes cultivés et sages qui géraient au mieux les intérêts matériels des gaulois et des celtes qui vivaient dans cette région et les guidaient dans leur vie spirituelle.

Je dus mettre un peu trop d'enthousiasme dans mes réponses et mon plaidoyer et j'aperçus une lueur de suspicion dans son regard.

- Mais alors, pourquoi avons-nous dû les combattre puisqu'ils sont si compréhensifs et amicaux envers nous ? Et pourquoi ont-ils attaqué notre armée en si grand nombre et avec une telle violence ?

- Nous ne leur avons pas laissé le choix et je pense qu'ils n'avaient aucun doute sur notre intention de les exterminer. Ils se sont défendus, c'est tout. Si nous avions seulement tenté de parlementer avec les druides qu'ils protégeaient, ce carnage aurait pu être évité.

- Tu me sembles bien naïf Joanes !

- Seule mon expérience m'autorise à parler ainsi.

- Et où se trouvent maintenant ces chefs spirituels dont tu as une si haute opinion.

- Aucune idée ! Les forêts d'Armorique sont immenses et ils sont de moins en moins nombreux, aussi leur influence s'affaiblit. Je crois que Rome a fait une montagne d'une taupinière.

- Tu critiques ton Empereur, Joanes ?

- Loin de moi cette idée ! Ma famille a toujours vécu dans l'honneur et le respect des lois de l'Empire. Je pense seulement qu'il y a eu un manque d'informations et une méconnaissance des faits, c'est tout.

La conversation tournait à mon désavantage et une voix intérieure m'avertit qu'il serait dangereux d'aller plus loin. Ce général était loin d'être stupide et mon discours n'arriverait pas à le convaincre, pas plus que quiconque d'ailleurs. Je commençais à devenir suspect aux yeux de mon interlocuteur et devais me méfier.

- Bien, il nous faudra reparler de tout cela. Quels sont tes projets dans l'immédiat ?

- Je suis mal remis de mes blessures et ai besoin de repos. Certaines de celles-ci me laisseront d'ailleurs des séquelles et je ne pense pas qu'il me soit possible de retrouver ma fonction de l'armée. C'est pourquoi je suis venu te demander d'accepter ma démission, Général. Un homme diminué ne peut plus prétendre à être soldat et encore moins centurion.

Il me considéra longuement en silence et dit enfin :

- Acceptes-tu de voir mon chirurgien ? J'aimerais avoir son opinion.

- A tes ordres, Général.

Il demanda à son aide de camp d'aller le chercher et en attendant me parla fort aimablement de tout et de rien, mais le ton n'était plus le même qu'à mon arrivée. Heureusement l'attente ne fût pas longue car je me sentais de plus en plus mal à l'aise. Le médecin me questionna à son tour et je le laissai examiner mes nombreuses cicatrices, palper longuement mon corps ce qui eu pour effet de réveiller la vieille douleur toujours latente.

- Eh bien ! Mon garçon, c'est un miracle que tu sois ici. Tu as une sacrée santé pour avoir survécu à tous ces dégâts. Il faut que ces Gaulois soient un peu sorciers pour avoir guéri ces blessures dont plus d'une étaient mortelles. Tu reviens de loin !

Détournant le regard de mon corps nu, il rendit son verdict.

- Général, je pense que ce garçon a raison. Reprendre du service serait une folie et je lui conseille vivement une vie calme, sans efforts physiques.

- Voilà donc qui est dit. Joanes, j'accepte ta démission. Pendant un moment je te l'avoue, j'ai douté de ta loyauté. Ton état prouve le contraire et je vois que tu t'es bien battu. Je te félicite, ton Père peut être fier. Je m'occuperai personnellement des formalités. Te voilà donc libre.

Il me serra les mains en souriant et je ne fus pas fâché de répondre à son adieu et de tourner les talons.

Avant de partir, il me restait à faire une chose qui me tenait à cœur. Je me rendis à mes anciens quartiers, il me fallait avoir des nouvelles de Claudius. J'appris qu'il était revenu sain et sauf et que lui aussi avait quitté l'armée. Personne ne savait où il était et je compris qu'il serait vain de le chercher. Il devait être parti à l'heure actuelle, en train de réaliser son rêve dans cette terre lointaine qu'il aimait et qui lui allait si bien.

* * *

J'avais si souvent pris le chemin du monastère qu'en y arrivant, j'eus l'impression que tu m'y attendais. J'allai m'asseoir à l'ombre des pins, sur ce banc où nous avions partagé et tu aussi tant de choses. Je me sentais bien dans ce havre de paix où n'arrivait pas le tumulte de la Cité. Les yeux clos, je me laissai aller à la rêverie, mêlant le passé à l'avenir et le temps perdit de son emprise. Une main sur mon épaule me ramena à la réalité.

- Frère Marianus ? Que fais-tu ici ?

Je sursautai et en voyant le regard abasourdi du moine, je compris sa méprise et me mis à rire.

- Je ne suis pas Marianus mais son frère, Joanes.

- C'est vrai, j'avais oublié ! Votre ressemblance est tellement frappante qu'un instant j'ai crû... Puis-je t'être utile Joanes ?

- Oui. Je suis venu demander où se trouve Marianus actuellement. Il faut absolument que je le voie.

- Mais il n'est pas là ! Il est en mission en Gaule.

- Je sais Moine, mais pourrais-tu me dire dans quelle région il est, ou, tout au moins, la route qu'il suit. Je dois le retrouver.

- Entre avec moi. Notre Père Supérieur pourra te renseigner mieux que moi.

L'intérieur du monastère était d'une simplicité presque austère. Il y régnait une paix ineffable et je compris pourquoi tu avais été si heureux dans ce lieu, pourquoi aussi tu y avais perdu tes repères dans le monde dont on se sentait si loin ici.

Je fus fort bien reçu par le chef de cette communauté religieuse. Il avait appris la nouvelle de ma disparition et tout heureux, rendit grâce au ciel de me voir bien vivant. Il comprit fort bien mon désir de te rejoindre et m'indiqua avec suffisamment de précisions la région où vous vous trouviez et le meilleur itinéraire pour y arriver.

C'est le coeur léger que je rentrai au domaine. En règle avec l'armée, avec notre famille, j'avais accompli ce pourquoi j'étais revenu. Il me tardait de reprendre mon voyage mais je savais que ce serait cruel de quitter si tôt nos parents. Je décidai donc de rester quelques temps auprès d'eux.

Je me sentais aussi très las. J'avais abusé de mes forces pour arriver plus vite et il me semblait entendre la voix tendrement grondeuse d'Enora me reprochant mon imprudence. Il me fallait impérativement prendre un peu de repos.

Le printemps était déjà là, notre campagne romaine ne connaissait pas les rigueurs des climats de ces régions lointaines d'où je venais. Je faisais de longues promenades, tranquille et solitaire, savourant la beauté de ma terre natale, observant tout beaucoup mieux que je ne l'avais jamais fait. Je sentais, je savais que je ne la reverrais sûrement plus et je faisais moisson de souvenirs.

Je marchais des heures au milieu des oliviers dont j'aimais tant la force tourmentée et la douceur. Je parlais à tous, discutant des travaux agricoles, de la bonne marche du domaine mais avec un certain détachement. Je ne me sentais plus chez moi.

Les plus déçues furent mes anciennes conquêtes. J'étais très amical avec elles mais ce n'est pas ce qu'elles attendaient. Je pus alors mesurer la profondeur de mon amour pour Enora. J'étais incapable de désirer et même de regarder une autre femme, aussi attirante soit-elle.

Par contre, où que je sois, à chaque détour d'allée, dans chaque pièce de la villa, je te retrouvais, Petit Frère ou plutôt je nous retrouvais. Notre enfance était si proche et si lointaine déjà ! Mais ces souvenirs étaient doux, il n'y avait plus trace d'amertume en moi, pas même de nostalgie.

J'avais enfin franchi le pas et était résolument tourné vers mon avenir. Je te comprenais maintenant et si tu étais toujours aussi proche de mon coeur, j'allais vers ma vie moi aussi, avec certitude, avec enthousiasme.

Je passais beaucoup de temps avec nos parents. Il est des questions qu'ils ne formulaient pas mais que je percevais dans leurs silences. Pas une fois ils ne me demandèrent si je reviendrais. J'aurais été bien incapable de leur répondre et ne l'aurais pas voulu. Tout au fond de moi, je pressentais qu'eux non plus je ne les reverrais jamais. J'allais définitivement tourner la page et cela m'attristait pour eux.

Mais la vie est ainsi faite, les enfants quittent leurs parents pour eux aussi fonder une famille, avoir des tous petits qui à leur tour grandissent et perpétuent l'espèce. En méditant cela, je songeais à l'impermanence de la vie. Dans cent ans, tous les êtres qui peuplaient notre terre seraient morts. Certains seraient peut-être déjà réincarnés alors que d'autres attendraient dans l'autre monde le moment propice pour une nouvelle vie qui leur permettrait d'évoluer, de se libérer des liens de leurs vies antérieures... ou d'en ajouter.

Tout cela me donnait le vertige et je compris que, s'il était utile d'avoir cette connaissance, elle devait servir uniquement à vivre en pleine harmonie le moment présent, lien furtif entre le passé et l'avenir. Chaque minute de vie est un cadeau inestimable et aucune ne doit être gaspillée par de vains détails puérils, une existence est si courte !

Inconsciemment, j'avais l'impression que la mienne était déjà largement entamée et que je n'avais plus de temps à perdre. Mais cela ne me faisait pas peur, il devait en être ainsi !

* * *

Je repris très vite de la vigueur et il me semblait sentir monter en moi la sève au même rythme qu'elle le faisait dans la nature. Celle-ci avait atteint le stade que j'aimais par dessus tout. Le printemps éclatait dans chaque fleur, chaque plante que caressait un soleil toujours plus haut dans le ciel et plus chaud aussi.

Il me tardait maintenant de partir et nos parents durent ressentir mon profond désir d'aller vers toi et de retrouver la vie que j'avais choisie.

Un matin, Père me demanda de le suivre et m'emmena aux écuries. Un sourire malicieux aux lèvres, il me fit entrer dans une stalle où je vis un magnifique cheval à la fois robuste et fin qui semblait déborder d'énergie. Je m'approchai doucement de lui et dès que ma main se posa sur son encolure, il se calma et hennit doucement. Le contact était immédiatement passé entre nous et je regardai notre père, profondément touché par ce superbe cadeau.

- Voilà un animal taillé pour la route mon fils. Il est grand temps de lui faire prendre de l'exercice. Il est impatient de partir et il n'est pas le seul, n'est-ce pas ?

- Oh ! Père, comment te remercier ! Je crois que tu n'aurais pas pu trouver un meilleur compagnon de voyage.

- C'est Aurélien qui l'a choisi. Il s'y connaît beaucoup mieux que moi et a pensé qu'homme et cheval fougueux étaient faits l'un pour l'autre.

Je tendis les mains vers cet homme si bon. Il m'attira dans ses bras et me serra avec tout son amour paternel.

- Je crois qu'il est temps pour toi de nous quitter mon enfant. Toi et ton frère nous manquerez certes, mais vous savoir heureux et suivant la voie que Dieu a choisi pour vous nous réconfortera. Prends soin de toi Joanes. Sois toujours un homme digne et honnête et ne démérite jamais de nous.

Il resserra son étreinte puis brusquement me lâcha et tourna les talons. Je restai un moment auprès de mon beau coursier afin de laisser passer la vague d'émotion qui me submergeait.

Je n'avais pas grands préparatifs à faire, je n'emportais rien ou presque. Notre Père me donna une somme d'argent que je jugeai trop importante pour mes besoins mais il ne voulut rien entendre et je finis par accepter en pensant qu'une bonne partie de ce viatique te reviendrait.

 Je voulus faire honneur à nos parents et c'est vêtu selon notre condition qu'un doux matin je leur fis mes adieux. Avec toute sa sensibilité, notre mère avait de ses propres mains réparé les dégâts infligés aux vêtements qu'Enora m'avait confectionnés et les avaient joints à ceux qu'elle avait prévus pour la rigueur de la montagne. J'avais en effet décidé de prendre la Via Cassia qui devait me mener dans l'ancienne Gaule Cisalpine et de traverser les Alpes.

Si j'avais accepté ce que chaque membre de notre maisonnée voulait me donner, il m'aurait fallu plusieurs chariots ! Je me contentai donc d'un peu de nourriture et du strict nécessaire.

Seul mon coeur était lourd ce jour-là malgré le sourire et l'assurance que j'affichais. Il n'est pas si facile de quitter les siens pour toujours et de trancher net dans le vif de ses racines.

Enfin, j'embrassai notre Mère que je sentis trembler dans mes bras. Je crois que les femmes ont un sixième sens. Elle savait que nous ne reverrions plus en ce monde mais c'est avec beaucoup de courage et les yeux secs qu'elle me bénit et m'adressa son ultime message d'amour. Une dernière étreinte, un dernier regard d'une intensité insoutenable et je sautai sur mon cheval qui n'attendait que cela pour démarrer au galop.

Lui n'avait pas d'états d'âme !

 

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