Chapitre 14

Chapitre 14

Une fois ma peine atténuée, je me surpris à prendre plaisir à ce voyage. Je ne connaissais pas les régions que je traversais et découvris de superbes paysages, collines douces et vallons fleuris, bourgades actives, somptueuses villas à flanc de coteau et toujours les oliviers, les cyprès et toute la richesse du printemps.

Peu à peu, le relief s'accentua en même temps que la chaleur faisait place à une froidure chaque jour grandissante.

La traversée des Alpes fût éprouvante et plus d'une fois, je regrettai mon choix. La neige fit bientôt son apparition et je fus souvent à deux doigts de rebrousser chemin. Ici c'était l'hiver et malgré la magnificence des sapins ployant sous leur fardeau blanc et scintillant quand le soleil se montrait, la beauté de ces sites tourmentés et vierges qui me fascinaient, je regrettai d'avoir opté pour cet itinéraire dangereux.

Les nuits surtout étaient pénibles et j'avoue avoir eu souvent peur, les risques étaient trop grands pour un homme seul et inexpérimenté.

Je finis par revenir sur mes pas, il me fallait absolument retrouver le chemin emprunté par les caravanes transalpines, jalonné et relativement plus praticable. Malgré cela, je me perdis plus d'une fois, il était beaucoup trop tôt en saison pour emprunter cette piste.

C'est avec soulagement que je passai le col et amorçai ma descente vers les vallées. Retrouver la plaine fût une détente autant physique que morale mais cette expérience m'avait aguerri et permis de réaliser à quel point j'avais récupéré mes forces.

 Mon cheval ne m'avait pas déçu et bien qu'il n'ait pas le pied montagnard, il avait fait preuve d'une endurance peu commune, tant au froid qu'à l'effort. Je prenais grand soin de lui, mon compagnon fidèle, et j'espérais bien que nous ferions un long bout de vie ensemble.

J'arrivai bientôt le long du Rhône et retrouvai avec plaisir la douceur printanière, les fleurs et le vert tendre de la végétation en pleine évolution. A Lugdunum, je fis une halte de quelques jours. J'avais envie de découvrir cette ville, confluent des civilisations et de prendre un peu de repos. Avant tout, je voulais glaner des renseignements sur toi, ce qui ne serait certainement pas difficile car les moines étaient fort nombreux ici.

La Cité ne me déçut pas. Elle était prospère, fréquentée par de nombreux étudiants et le niveau culturel y était élevé. Malgré son architecture où l'influence romaine dominait, elle était très cosmopolite et jamais je n'avais approché tant de races différentes.

Comme je le pensais, je rencontrai enfin sur des prêtres qui m'indiquèrent la route que vous aviez empruntée et, avec assez de précisions, l'endroit où je pourrais te retrouver.

Plus la distance entre nous diminuait et plus mon excitation grandissait. On m'avait prévenu qu'il valait mieux rester sur les voies romaines, la forêt n'étant pas toujours très sûre mais je n'en avais cure. Je me sentais protégé et n'avais aucune crainte.

Si je fis quelques mauvaises rencontres, je m'en sortis sans dommage et sans avoir à défendre ma vie. Curieusement, le contact s'établissait très vite avec ces hommes et il m'arriva même de profiter de leur hospitalité. Il est vrai que ma tenue de voyage ressemblait maintenant plus à leurs guenilles qu'à celle d'un fils de patricien et que mon don pour les langues me permettait de communiquer assez bien dans la leur.

Une nuit, je fis un rêve. Tu te trouvais devant moi et tendais les mains. Un courant s'établit entre nous et des ondes traversaient mon coeur frémissant, m'attirant vers toi. Au réveil, cette sensation perdura et je sus alors avec certitude que ce jour allait être celui de nos retrouvailles. Le lien qui nous unissait serait le plus sûr des guides et me mènerait sans avoir à chercher là où tu te trouvais.

Je mis une tenue décente et me préparai prestement. J'étais maintenant fébrile et accomplis les tâches matinales en un minimum de temps. Machinalement je guidai mon cheval sur la route mais, très vite, je la quittai et par un chemin tracé au travers de la forêt, je me dirigeai vers une hauteur aperçue de la voie romaine.

Malgré la hâte que j'éprouvais, j'allais au pas, dans un état second. Il me semblait que j'étais entouré d'Etres de Lumière. Bien qu'ayant senti leur protection tout au long du voyage, ils n'avaient jamais été aussi sensiblement présents, aussi proches et tout mon être n'était qu'attente et action de grâce.

Tout à coup, je mis pied à terre et lâchai la bride de ma monture. J'avançai sur l'étroit sentier au bout duquel j'aperçus une silhouette qui venait vers moi.

A ce moment, malgré la distance, toi comme moi nous reconnûmes sans l'ombre d'un doute. Après un court moment d'arrêt, nous nous mîmes à courir comme des fous, bras tendus, jusqu'à ce que nos corps se rencontrent alors que nos âmes, elles, l'avaient déjà fait.

* * *

- Marianus !

- Mon frère ! Tu es vivant ! Tu es là ? Je ne rêve pas ? Oh ! Merci mon Dieu !

- Oui, je suis là Petit Frère, enfin nous sommes ensemble, je n'arrive pas à y croire!

- Et moi donc ! Quand j'ai appris ta disparition, j'ai été anéanti. Tu ne peux savoir combien je t'ai pleuré ! J'en ai presque perdu la foi.

En disant ces mots, tu fondis en larmes, gros sanglots d'enfant trop longtemps contenus. Je te pris dans mes bras et te berçai, ne disant pas un mot pour que tu puisses évacuer toute ta douleur. Cela dura longtemps et peu à peu le torrent se transforma en fleuve tranquille et enfin tu t'apaisas. Cette crise t'avait épuisé et nous nous assîmes dans l'herbe. J'avais aussi besoin de retrouver mon équilibre et nous restâmes longtemps silencieux, mains dans les mains, laissant passer dans ce seul contact tous les sentiments mêlés que nous ne pouvions pas encore exprimer.

Ce n'est qu'au bout d'un long moment que nous pûmes nous regarder. Les yeux dans les yeux, nous avions l'impression de nous fondre l'un dans l'autre, de retrouver l'osmose qui avait été nôtre si longtemps. Le premier, tu repris la parole, la voix brisée par l'émotion.

- Si tu le veux bien, ne parlons pas tout de suite de ce qui t'est arrivé. Je n'aurais pas la force de l'entendre. Tu es là et cela me suffit pour l'instant.

- A moi aussi Petit Frère, nous avons tout le temps. Laissons la paix se faire en nous, contentons nous d'être ensemble.

- Tu sais, je me demande si je ne rêve pas ! J'ai peur de me réveiller et de retrouver la souffrance qui a été mienne tous ces derniers mois. Dis-moi que tout cela est vrai, je t'en prie, j'ai l'impression de devenir fou !

Je te pinçai violemment et tu me regardas d'un air ahuri.

- Cela te suffit ou il t'en faut plus pour te prouver que tout cela est bien réel ?

Je me mis à rire car tu semblais presque en colère, regardant alternativement ton bras tout rouge et mon regard moqueur. Un peu de couleur revint sur tes joues exsangues et à ton tour tu souris, d'abord timidement puis franchement. Peu à peu, cela se transforma en une hilarité contagieuse. Nous hoquetions, les larmes aux yeux, prêts à en perdre le souffle,. Petit à petit, le fou-rire diminua d'intensité, les nerfs tombèrent et nous retrouvâmes le contrôle de nous-mêmes.

- Tu te sens mieux Marianus ?

- Oui, cette fois je crois que je reprends pied dans la réalité. Je n'ai jamais été aussi heureux. Tu sais, lorsqu'on a tout perdu, qu'on touche le fond du gouffre, alors seulement on mesure toute l'étendue de la richesse que l'on possédait. Je crois n'avoir jamais compris avec autant d'acuité la force de notre gémellité et l'importance qu'elle a eue et aura toujours dans notre vie. J'ai eu l'impression que toute une partie de moi était morte et ... que l'autre n'avait plus envie de vivre.

Ta voix se fit sourde et disant cela et je compris combien tu avais été profondément blessé. Ton âme semblait aussi ravagée que l'avait été mon corps mais je savais que tu allais guérir. N'étais-je pas le meilleur médecin pour t'y aider ?

- Allons Petit Frère, relève la tête et souris à la vie. Je suis là maintenant ! Je vais t'avouer quelque chose, j'ai faim !

Tu rejetas tes maigres épaules en arrière et murmura en souriant :

- Je crois bien que moi aussi et c'est une sensation délicieuse que j'avais oubliée. Viens, rejoignons les moines, le frère cuisinier aura bien quelque chose pour nous.

Ta robe brune flottait autour de ton corps décharné et tu marchais légèrement voûté. Tes joues étaient creuses et ton visage pâle. Je crois qu'il était temps que j'arrive, tu étais méconnaissable et j'en ressentis un gros pincement au coeur. Heureusement que nos parents ne pouvaient te voir dans cet état ! Je compris alors qu'il me serait impossible de te quitter avant que tu ne sois redevenu toi-même, quel que soit le temps que cela nécessiterait.

Le visage d'Enora passa devant mes yeux et je lui demandai mentalement pardon pour la longue attente que je lui imposais. Elle me manquait terriblement mais, malgré tout l'amour que je lui  portais et l'intense désir de m'unir à elle, je savais que je devais d'abord me consacrer à toi. De l'équilibre de l'un dépendait celui de l'autre et les nôtres avaient été sérieusement ébranlés. Le lien qui nous unissait était si fort que rien ni personne ne pourrait jamais le rompre et seule la mort pourrait momentanément nous séparer. Je frissonnai en pensant à cela car celui d'entre nous qui survivrait à l'autre aurait à vivre pour deux et cela serait une bien lourde tâche à assumer.

* * *

Les prêtres me firent un très bon accueil. Ils étaient au courant de ma disparition, responsable du tourment qui te rongeait et se réjouirent de me voir bien vivant.

Le supérieur  de la petite troupe profita de ce que tu étais occupé pour me parler.

- Ton frère a très mal supporté l'annonce de ta mort. J'ai même crû à un moment qu'il allait en perdre la raison tant sa douleur était grande. Rien ne pouvait plus l'atteindre et même sa foi ne lui a été d'aucun secours. Son repli sur lui-même l'a profondément diminué. ce n'est plus le même homme. Toi seul peux l'aider et lui permettre de se retrouver. Je pense qu'il serait bon que vous restiez un peu seuls tous les deux et je crois même que l'éloigner de la mission serait bénéfique. Réfléchis à cela Joanes, j'appuierai toutes les décisions que tu prendras à son sujet.

Je sentis son inquiétude et compris qu'il avait raison. Je n'avais pas envie non plus de rester ici, ce camp bien que provisoire était sinistre. Ces hommes de Dieu ne savaient apparemment pas se servir de leurs mains et les pauvres cahutes qu'ils avaient construites manquaient totalement de confort et d'hygiène. La saleté régnait et l'odeur était repoussante.

Je fus choqué par cette constatation et dès le lendemain de mon arrivée, je te proposai de faire un petit périple en ma compagnie. Un instant, j'envisageai de t'emmener à Rome mais ton état était trop mauvais pour te permettre de supporter le voyage. J'eus du mal à te convaincre, tu n'avais plus aucun ressort et le moindre effort de décision te coûtait. Aidé par ton père spirituel, je finis enfin par te faire entendre raison et hâtai notre départ.

Au premier village, je t'achetai un cheval sans tenir compte de tes objections. Je te fis également quitter ta robe sale et usée pour passer des vêtements plus adaptés au voyage.

Nous n'avions pas de but précis et allions au hasard des routes et des chemins, nous pénétrant de la splendeur du printemps, découvrant cette campagne paisible où murmuraient les ruisseaux et où s'égosillaient les oiseaux. Le soir, nous couchions dans des auberges ou à la belle étoile quand le temps le permettait.

Tu ne m'avais toujours pas questionné et je respectais ton silence. D'ailleurs, tu ne parlais pas non plus de ta vie et évitait tous les sujets qui auraient pu amener à des confidences. Cela limitait la conversation, aussi nous vivions au présent, savourant chaque instant, chaque découverte et cela semblait te convenir.

Au fil des jours, ton visage reprit des couleurs et se remplit un peu. Tu te tenais plus droit et souriais de plus en plus souvent. Je sentais que le moment approchait où tu serais prêt à sortir de ta prison mentale mais ne voulus rien brusquer. Il fallait laisser le temps accomplir son oeuvre.

Cela se fit tout naturellement alors que nous venions de déjeuner au bord d'une rivière et nous reposions au soleil sur l'herbe tendre.

- Joanes, raconte moi ce qui s'est passé. Ne me cache rien et n'essaye surtout pas de me ménager, je suis assez fort pour tout entendre.

- Tu es bien sûr de cela, Petit Frère ?

- Oui. Attendre plus longtemps ne servirait à rien. Il faut abattre ce mur que j'ai dressé autour de moi pour me protéger, du moins c'est ce que je croyais !

- Eh bien, allons-y, mais c'est une longue histoire. Avec le recul, je m'aperçois que chaque événement, chaque détail même ont eu un sens dont je ne peux plus ignorer l'importance.

Et je commençai à te narrer mon aventure sans rien omettre. J'observais tes réactions du coin de l'oeil, un peu inquiet tout de même. Tu étais suspendu à mes lèvres et j'avais l'impression de me voir dans un miroir tant ton expression reflétait les émotions et les sentiments que j'avais ressentis. Pas une fois tu ne m'interrompis, tu vivais en silence à ma place tout ce qui m'était arrivé. Cette intensité me faisait peur pour toi, tu étais encore si fragile. Prétextant la fatigue, j'arrêtai mon récit aux jours qui précédèrent la bataille et tu n'insistas pas.

Nous reprîmes la route et pendant plusieurs jours, tu ne me demandas rien.

A la suite d'un violent orage qui nous avait trempés jusqu'aux os, nous nous étions réfugiés dans une auberge, décidés à attendre, le temps qu'il faudrait, le retour du soleil. Attablés devant une cruche de vin local à l'arôme puissant et délicat à la fois, nous regardions en silence l'énorme bûche qui brûlait dans l'âtre. Nous nous sentions détendus, heureux , lorsque tout à coup :

- Raconte Joanes ! Raconte tout, jusqu'au bout, j'ai besoin de savoir.

Le ton était impératif et le regard assuré. Je repris donc mon récit sans te faire grâce du moindre détail: la peur qui me tenaillait les tripes, mon manque de courage, le combat, le plaisir violent presque sensuel qui m'avait envahi au fur et à mesure qu'il se déroulait. Je te narrai avec une réalité crue l'ambiance terrible et enivrante du champ de bataille, ma rage de tuer et l'ardeur que j'y avais mise, les bruits, les odeurs, toute la barbarie de ce combat. Je revivais ces scènes d'horreur en te les racontant et ma voix s'altéra lorsque je me mis à te parler de la brutalité des coups reçus, de la souffrance ressentie jusqu'au moment de la défaite et de la chute.

Tu avais pâli et deux grosses larmes coulaient lentement sur ton visage qui n'était que tristesse. Qu'est-ce qui te faisait le plus mal ? Ma douleur physique ou ma réaction incontrôlable au cours de la lutte ? Je ne te le demandai pas, j'avais honte de moi. Je savais que cela viendrait plus tard.

Je continuai donc de parler: l'abandon sur le terrain, l'affreux relent de la mort dont j'étais si proche et la lente descente dans l'inconscience.

Epuisé d'avoir revécu cela, je me serais bien arrêté mais je ne voulais pas te laisser sur une impression aussi pénible. Je repris donc et en arrivai bientôt à parler de celle qui m'avait sauvé, de son père, de ma longue convalescence.

Les couleurs revinrent sur tes joues et ton souffle se fit plus lent, plus calme. Je décidai donc de remettre à plus tard la partie la plus belle de mon histoire et mes projets d'avenir.

Au fond de moi résonna un lancinant petit signal d'alarme et j'eus tout à coup la nette impression que le plus dur restait à venir.

* * *

Plus les jours passaient et plus je te sentais reprendre goût à la vie. Tes sourires venaient maintenant du fond de l'âme et éclairaient ton regard d'une lumière que j'avais craint un moment éteinte pour toujours. Tu avais pourtant des moments d'absence qui me faisaient peur et je sentais que quelque chose te tourmentait au plus profond de toi. Je n'osais te questionner, je savais qu'il me fallait être patient.

Peu à peu, tu te mis à me parler de toi, de ton apostolat, de l'existence errante que tu menais et qui apparemment te comblait.

Tu avais changé, mûri et si ta foi t'élevait parfois jusqu'à des cimes inaccessibles, tu avais pris conscience des dures réalités du quotidien et tu t'étais aguerri.

Lorsque je t'avais retrouvé, tu semblais détaché de tous les plaisirs, de tout le confort dans lequel tu avais été élevé. Ce qui m'inquiétait le plus, c'est que tu ne prenais aucun soin de ton corps et de ta santé. Tu avais abandonné toute hygiène. Un jour, je t'en fis la remarque et tu pris un air étonné.

- Mais le Christ était pauvre Joanes !

- Peut-être, mais il était propre et ses disciples aussi. De plus, tous les témoignages concordent, il ne boudait pas les plaisirs simples que la vie nous accorde. Il mangeait et buvait avec ses amis, était joyeux et avait les pieds sur terre, tout Fils de Dieu qu'il était.

- Mais il ne possédait rien !

- Si, une chose non négligeable, le temple de son âme : son corps, sans lequel il n'aurait pu accomplir sa mission. Il en prenait le plus grand soin et le respectait, ce qui n'est pas ton cas, Petit Frère !

- Ce corps, je le méprise, mon âme en est prisonnière, c'est un boulet que je déteste.

Je t'observais et vis au fond de tes yeux une douleur si intense que je compris qu'il s'était passé quelque chose qui motivait ton profond dégoût de toi-même. Je sentis que le moment était venu de percer l'abcès, sans plus attendre.

- Que s'est-il passé Marianus ? A moi tu peux, tu dois tout dire. Libère-toi mon Frère. Quelque chose te ronge, je le sais. Aie le courage de tes actes, je t'en prie, parle!

Ton visage se convulsa et je sentis qu'un dur combat se livrait en toi. Enfin tu te mis à parler, d'abord lentement, avec hésitation et, tout à coup, le barrage céda et un flot de paroles jaillit, tel un torrent trop longtemps contenu.

- J'ai mal agi Joanes. J'ai fait une chose inqualifiable, j'ai souillé l'habit que je porte, je ne m'en sens plus digne.

- Tu n'as pu faire pire que moi Petit Frère. De quoi s'agit-il ?

- D'après ton récit, c'est arrivé au moment où tu as combattu, où tu as failli mourir. Je l'ignorais bien sûr mais je me suis brusquement senti très mal. Je savais qu'il s'agissait de toi et ce que j'éprouvais  était tellement insoutenable que j'ai crû devenir fou. Nous étions alors à Lugdunum où nous avons séjourné de longs mois. Des prêtres nous avaient hébergés. J'y étais heureux et tout à coup, il m'est arrivé cette chose horrible. Je n'en dormais plus ou alors je sombrais dans des cauchemars épouvantables. J'avais des hallucinations, il n'y avait plus aucune cohérence dans mon esprit, je ne pouvais même plus prier. J'étais incapable de me confier à qui que ce soit et un soir, j'ai quitté le couvent.

Tu repris ton souffle et ta voix se fit rauque.

- J'ai quitté le monastère, je me suis enfui. J'ai erré je ne sais combien de temps et me suis retrouvé dans les bas fonds de la cité. Là, j'ai commencé à boire et de taverne en taverne, j'ai cherché l'ivresse et l'oubli. Mais celui-ci ne venait pas et c'est auprès des prostituées que j'ai espéré finalement le trouver. Je me suis livré à la débauche la plus totale, j'ai bu, fait l'amour, bu encore jusqu'à rouler par terre, souillé par mes vomissures. Je suis devenu un véritable déchet humain. Je ne sais même pas où j'ai trouvé l'argent nécessaire, peut-être l'ai-je volé ! Plus je m'avilissais, plus je sombrais dans la démence due a l'alcool, plus cette terrible souffrance grandissait en moi. Seule, la jouissance de l'amour apportait une détente fugitive à mes nerfs malades et de couche en couche, de femme en femme, j'essayais en vain d'exorciser le mal qui me rongeait.

Ton regard s'était totalement intériorisé et tes traits crispés à l'extrême.

- Alors que j'étais l'objet des railleries de tous ces gens misérables, une fille comprit  à quel point j'étais malade. Elle me soigna, me donna une telle tendresse que je finis par me confier à elle. Avec une patience infinie, elle supporta mes crises, mes délires et abandonna tout pour m'entourer d'un amour presque maternel. Peu à peu, elle m'aida à émerger du gouffre où j'avais bien failli me perdre, celui de la folie. Je crois que la reconnaissance que j'éprouvai pour elle, l'admiration pour les qualités de coeur de cette fille perdue, furent déterminantes dans mon retour à la vie. Je ne te le cache pas Petit Frère, j'étais au bord du suicide.

Un doux sourire effleura tes lèvres.

- Elle n'était pas instruite bien sûr, mais elle avait l'intelligence du coeur et c'est elle qui me remit dans le droit chemin, qui me persuada de retourner auprès des miens car elle avait compris que c'était là ma place. Je repris donc le chemin du monastère. Personne ne me posa de questions et c'est peut-être dommage car depuis, ma conscience n'a cessé de me tourmenter et c'est tout seul que je dus porter le poids de mes errements.

Ton visage exprimait toute ta détresse et j'attirai ta tête contre mon épaule, cette tête si lourde d'homme malheureux. Au bout d'un long moment d'abandon, tu te redressas et continuas.

- Apparemment, la vie reprit son cours mais je m'enfermais de plus en plus dans la solitude. J'étais tout à tour persuadé que tu étais mort ou que tu avais survécu et passais par des phases d'apathie ou d'exaltation. La communication ne passait plus entre nous. Cependant, un jour, je me sentis enveloppé d'une douce énergie qui, j'en étais sûr, émanait de toi et une faible lueur d'espoir envahit mon coeur. Je te parlais constamment et c'est par toi, pour toi que j'ai pu me remettre à prier.

Malgré ton évidente fatigue, je n'osais t'interrompre, il te fallait aller jusqu'au bout de ta confession.

- Je commençais à retrouver un semblant d'équilibre lorsque le messager est arrivé de Rome avec la nouvelle officielle de ta disparition et là, j'ai senti que je m'effondrais à nouveau. J'étais incapable de vivre sans toi Joanes, je me sentais un mort vivant. C'est alors que les prêtres ont décidé de reprendre la route. Ils pensaient que cela m'aiderait à oublier. Comme si je pouvais t'oublier !

Tu parlas encore longtemps, la voix brisée, mais peu à peu, je sentais que tu te libérais de ton lourd fardeau. Pas une fois je ne t'interrompis. J'étais là, ton jumeau, je t'écoutais, tu n'avais besoin de rien d'autre pour le moment.

J'étais là, moi, ton jumeau.

* * *

- Oh! Mon Dieu, pourquoi nous as-tu fait tellement semblables ! Une telle empathie, une osmose si intense est à la fois un tourment constant et une bénédiction.

Malgré nos différences,  notre sensibilité était la même et après nos aveux mutuels, je compris qu'il ne nous était pas possible de vivre pleinement, surtout nos erreurs si elles n'étaient pas partagées, comprises et acceptées. Nous ne supportions aucune ombre entre nous. Au-delà des lois et de la justice humaine, c'est uniquement de l'autre que nous attendions le pardon de nos fautes, pardon que ni toi ni moi n'eûmes jamais à solliciter, il allait de soi. Je crois que chacun était la conscience de l'autre.

Après nos confessions, nous nous sentîmes libérés. Nous travaillâmes chacun à notre résurrection mutuelle en analysant nos actes, sans complaisance mais avec la tendresse infinie que nous nous portions et qui était le meilleur remède aux plaies de nos âmes.

Le temps était venu de parler de l'avenir. Enora me manquait et je ne pensais pas que la séparation serait aussi longue. Mais je savais que je ne ferais rien pour l'abréger. Devrig avait raison. Lorsque le temps de reprendre la route serait venu, les Grands Esprits me le feraient savoir, j'en avais la conviction.

En attendant, nous profitions de la liberté de ces vacances avec toute la gaieté et la fougue de notre jeunesse retrouvée. Nous allions au gré de notre fantaisie et laissions souvent à nos chevaux le choix du chemin. Tout nous semblait merveilleux et le printemps était maintenant au summum de sa beauté.

Nous vivions intensément et ne parlions presque plus du passé, tout avait été dit. Cet avenir que nous n'avions pas encore évoqué, je sentis l'heure venue de le faire.

- Marianus, sais-tu où te conduira ta mission ?

- Non. Pas vraiment. Il y a tant à faire dans les régions que nous traversons. Mais je pense que nous allons nous diriger peu à peu vers l'ouest. Et toi ? Que comptes-tu faire ? Retourner à Rome ? Plus rien ne fait obstacle à ton établissement au domaine Petit Frère. Tu vas enfin pouvoir réaliser ton rêve !

- Non Marianus, je ne retournerai pas à Rome. Mon destin est tout autre, je le sais maintenant avec certitude.

Nous étions allongés auprès du feu sur lequel nous avions cuit notre repas du soir et le crépuscule descendait doucement. Ton regard se fit interrogatif et j'y répondis en souriant.

- J'ai trouvé celle qui sera ma compagne pour la vie et j'irai la rejoindre en Armorique.

 - C'est cette jeune fille qui t'a sauvé ?

- Enora, oui, c'est elle. Oh! Petit Frère, si tu savais comme nous nous aimons. Ce n'est pas le hasard si nous nous sommes rencontrés, le ciel nous a faits l'un pour l'autre.

Je me lançais avec flamme dans la description de la femme qui bientôt serait mienne et de la vie que j'allais mener.

- Eh bien ! En voilà une surprise ! Comme tu sembles heureux Joanes ! Enfin tu as trouvé le bonheur. Mon intuition me dit que tu ne te trompes pas. Oui, j'en suis sûr, tu as trouvé ta voie. C'est Dieu qui t'a guidé et mené là. Et pourtant...

L'instant que je redoutais était arrivé.

- Et pourtant ?

- Vois-tu, c'est ma réaction que je ne comprends pas. En tant que prêtre chrétien, je devrais m'insurger contre ta décision. Tu te rends compte que tu vas devenir païen ? La religion des celtes honore des faux dieux, souvent cruels, elle est tellement éloignée de celle du Christ !

- Devrig et tous les druides de notre communauté n'ont qu'un seul Dieu, Père et Mère Universels, je ne leur ai jamais connu d'idoles. Bien sûr, il n'en est pas de même pour tous les celtes et je sais que beaucoup ont encore leur mythologie comme nous avions la nôtre avant la venue du Messie. Je n'ai rien à voir avec tout cela Marianus. J'aspire seulement à la Connaissance à laquelle mes compagnons ont accès, celle qui a été de tous temps pour les Initiés, celle que les hommes ont perdue et que le Christ en s'incarnant a voulu rendre à nouveau vivante. C'est aussi simple que cela.

Tu méditas un moment en silence.

- Mais vous avez bien des rites ?

- Des rites ? Je ne sais si l'on peut dire cela. Pour eux, Créateur et Création ne font qu'un. C'est en connaissant celle-ci, en s'identifiant à elle, qu'ils arrivent à être en harmonie et à se relier à la Grande Energie Divine qui est universelle. J'aimerais devenir druide, j'espère en être digne, mais il me faudra attendre avec patience le jour où peut-être cela viendra. Pour le moment je ne sais rien mais je pressens que c'est un état où je m'accomplirai pleinement.

Je te racontai la fête de Samain et ce qui m'était arrivé ce jour-là. Je tentais avec mes pauvres mots de te faire saisir ce moment de grâce absolue, cette communion avec les Etres de Lumière et la manière dont ils m'avaient parlé, aidé, élevé pour un instant de ma condition d'homme à celle de pur esprit et le changement qui s'était opéré ensuite en moi. Je te sentais attentif, réceptif et je vis dans ton regard un grand respect, une acceptation totale qui me rendirent profondément heureux. Mes craintes avaient été vaines, tu avais changé, ton attitude en témoignait.

L'essentiel avait été dit et nous savions que l'un et l'autre nous dirigions vers le même but, même si c'était par des chemins différents. Mais qu'importe ! C'est ce que nous pensions alors !...

* * *

Doucement nous étions entrés dans l'été. Bien que le temps soit superbe, il n'y avait aucune comparaison entre la chaleur agréable et tempérée de cette région et l'ardeur brûlante du soleil romain, parfois insupportable, une véritable fournaise qui desséchait tout. Ici, l'herbe restait verte, l'eau vive continuait sa course, la nature était radieuse et il faisait bon vivre.

Mais pour nous deux, la parenthèse se refermait sur la période privilégiée que nous venions de traverser. D'un commun accord, nous décidâmes un beau matin qu'il était temps de reprendre le cours de notre vie. Je tins à te raccompagner jusqu'à ta mission, voulant rester avec toi jusqu'au dernier moment.

Nous nous sentions légers, libérés de nos fardeaux et prêts à renouer avec le fil de nos existences qui avait été si prêt de se briser mais que nous sentions maintenant consolidé par nos épreuves respectives.

Nous parlions toujours beaucoup. Chacun voulait connaître un maximum de détails sur le milieu où évoluait l'autre, détails que nous engrangions dans nos mémoires afin de  nous  en nourrir quand l'éloignement se ferait trop pénible.

Vint le moment de la question inéluctable. C'est toi qui la posa.

- Joanes, nous reverrons nous un jour ?

- Qu'en penses-tu Petit Frère ?

- Mon intuition me dit que cela sera mais que bien des années passeront avant notre prochaine rencontre. Et toi, qu'en penses-tu ?

Un frisson glacé me parcourut de la tête aux pieds et je fis mine d'observer le vol d'un oiseau afin de ne pas me trahir. Ce n'était pas la première fois que je ressentais cette terrible sensation.

- Tu ne réponds pas ?

- Si Marianus, nous nous reverrons, j'en ai la conviction. Mais tu as raison, il s'écoulera beaucoup de temps avant que cela n'arrive.

- Comment serons-nous lorsque notre jeunesse nous aura quittés ?

Tu souriais à cette idée.

- Toujours identiques, mon jumeau. Plus âgés mais semblables, dans notre corps comme dans nos cœurs. Du moins je l'espère !

- Ne crains rien, nous savons maintenant qu'il ne saurait en être autrement.

- Tu as raison Marianus, rien ne saurait changer entre nous. C'est autour de nous que les choses vont évoluer, en bien ou en mal, je ne sais pas, je ne saurais prédire l'avenir.

- Toi comme moi ferons tout, chacun à notre manière, pour apporter aux hommes l'amour de Dieu, c'est cela l'essentiel.

- Oui Petit Frère, chacun à notre manière.

C'était notre dernière soirée, notre dernière nuit, demain nous rejoindrions tes compagnons. Ni l'un ni l'autre n'avions sommeil, noue ne voulions perdre aucun des moments précieux qui nous restaient. La voûte céleste était merveilleusement étoilée et nous la contemplions, silencieux, détendus et heureux.

- Comme c'est curieux, Joanes. Bientôt tu seras en Armorique et moi Dieu sait où, à des jours l'un de l'autre et pourtant, chaque fois que nous regarderons le ciel, nous verrons le même. Tous ces astres brilleront en même temps pour toi et pour moi. Je crois que j'y penserai souvent.

- Moi aussi, sois-en sûr. Tu vois comme la distance est chose relative. Elle n'est pas un obstacle entre nous Petit Frère, pas plus que le temps, tout cela n'est qu'illusion. Je crois que plus qu'à tout autre être humain, notre gémellité nous en fait prendre conscience. C'est une grande force que toi et moi possédons. Ne l'oublie jamais, quoi qu'il arrive.

* * *

Le sentier grimpait vers le sommet de la colline. Nous mîmes pied à terre à l'endroit exact où nous nous étions retrouvés, inconsciemment. C'est alors que je compris que la boucle était bouclée et que c'est là que notre séparation devait avoir lieu. Toi aussi, tu le sentis.

- Ce temps passé ensemble a été le plus beau de ma vie, Joanes. Tu m'as rendu à moi-même, tu as guéri mon âme. Tout ira bien maintenant pour nous deux.

- Oui Petit Frère. Je rends grâce à Dieu d'avoir permis cela. Je crois que jamais nous n'avons été aussi proches. J'avais tellement peur que tu n'acceptes pas les crimes dont je me suis rendu coupable et surtout l'état d'esprit dans lequel je les ai commis. Je craignais ton intolérance, ton rejet. Je n'aurais jamais pu le supporter et en aurait porté le poids toute ma vie. Mais tu as tellement changé sur ce plan !

- Comment aurais-je pu rester aussi intransigeant que je l'ai été après ce que j'ai vécu ! Je crois que toi et moi devions traverser ces épreuves terrifiantes pour pouvoir nous dépouiller de ce qui entravait notre évolution. Nous avons eu une enfance dorée et n'étions pas prêts à affronter la vie. Nous n'avons jamais vécu dans la réalité et par amour, nos parents nous ont trop protégés.

- Tu as raison, nous nous sommes jetés dans le monde comme des gamins plein d'idéal mais totalement immatures.

- Ces expériences nous ont fait grandir. Maintenant, nous pouvons aller de l'avant, aider et comprendre les autres et surtout ne jamais juger.

- Je te demande de ne jamais oublier ces paroles, Marianus. Je vais te parler franchement. Vous autres moines, êtes sûr de posséder la seule vérité et vous allez tenter de l'imposer aux autres, très honnêtement d'ailleurs. Mais derrière votre religion, il y a Rome, le Pouvoir. Si votre église a été acceptée, si elle s'étend chaque jour loin dans tout l'occident, c'est qu'elle sert les intérêts de l'Empire et de cela, vous n'êtes pas conscients. Les faux dieux des Celtes ne gênent pas, les druides si. C'est vrai qu'ils possèdent la science, la culture. Ils administrent fort bien l'Armorique puisque c'est la seule région où cachés, ils exercent encore leur autorité et cela, Rome ne peut l'accepter. Aussi, je sais que les temps à venir seront difficiles pour nos communautés déjà réduites à se terrer au coeur des forêts et que tout sera mis en oeuvre pour les détruire.

Tu m'écoutais médusé.

- Pourtant, ils ne désirent qu'une chose, aider. Les Celtes sont incultes, ils ont besoin d'hommes capable de les instruire, de gérer leurs intérêts, de trancher leurs différends. Ils les soignent aussi car une des grandes vocations des druides et druidesses est la santé. Leurs connaissances dans ce domaine sont immenses. Si tu voyais Enora ! Elle réduit les fractures, sa chirurgie est digne des plus grands médecins et sa profonde connaissance de la nature, des plantes et autres remèdes, lui permet de soigner, de guérir nombre de maladies. Elle sait utiliser la divine Energie curative. Regarde ce qu'elle a fait pour moi. Tout le monde s'accorde à dire que si je m'en suis sorti, c'est par miracle ! Mais, quoi qu'il en soit, aussi grand que soit le mérite de ces êtres qui ne vivent que par leur foi, dans une merveilleuse communion avec le Grand Tout, ils sont appelés à disparaître.

- Pourquoi me dis-tu tout cela Joanes ?

- Parce que cela nous concerne tous les deux.

- Je ne vois pas ?

- Actuellement, non. Mais qui sait si dans l'avenir, nous ne serons pas confrontés à ce problème ! Tout peut évoluer tellement vite. Alors, n'oublie pas que nous sommes frères et que nous servons Dieu chacun à notre manière.

- Comme te voilà grave tout à coup ! Ne crains rien, je n'oublierai jamais ce que tu viens de me dire ni tout ce que tu m'as déjà appris. Je vous respecte et le ferai toujours. Et puis... je t'aime Joanes.

- Moi aussi Marianus. Allons Petit Frère, je crois qu'il est temps de rejoindre les tiens. Ne leur parle pas de mes projets d'avenir, ils ne pourraient pas comprendre.

- Tu as raison, mais l'important est que moi je comprenne. Avant de nous quitter, si tu le veux bien, restons un moment assis ensemble, sans plus parler.

Et comme au premier jour, mains dans les mains, regards confondus, nous nous perdîmes l'un en l'autre jusqu'à la totale fusion de nos âmes, régénérées et sereines.

 

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