Chapitre 18

J'en voulais au ciel comme à la terre, rejetant le secours de ma foi, la reniant même. Au fond de moi, je savais que les Etres de Lumière n'attendaient qu'une chose, que je brise la barrière que j'avais élevée entre Eux et moi, mais je demeurais volontairement sourd et muet.

Pauvre Devrig ! Comme il a dû se sentir seul, lui qui était déjà passé par cette épreuve !

Je ne sais combien de temps tout cela a duré. Même si j'avais vécu une seule heure dans cet état d'esprit, cela aurait été une de trop.

J'avais eu accès à la Connaissance et par mon attitude, j'étais tombé plus bas que le plus aveugle des hommes. Lorsque je pris conscience de cela, j'eus la nette conviction d'avoir tout perdu, irrémédiablement. Je n'étais plus digne d'Enora, de Devrig, de mes enfants. Je n'avais plus droit à la robe blanche, pas plus que de continuer à vivre dans cette communauté.

Je tournai et retournai ces pensées dans ma tête malade et enfin pris la décision qui pour moi était la seule possible. Je me rendis chez le Grand Druide qui avait été avec tant de bonté mon père spirituel et plus encore.

- Devrig, je vais partir.

Il me regarda avec tristesse. Je le vis tel qu'il était devenu, vieux et las.

- Où penses-tu aller Yan ?

- Je ne sais pas encore. Je voudrais rejoindre mon frère.

Je t'en voulais pourtant à toi aussi Marianus. Tu n'avais pas été là quand ta présence m'aurait été tellement nécessaire.

. Je me sentais seul, tellement seul, privé des deux êtres que j'aimais le plus au monde.

- Mais, tu ne sais pas où il est ?

- Qu'importe ! J'irai jusqu'au bout du monde pour le retrouver.

- Es-tu sûr que là se trouve la solution à ton problème ? Tu penses pouvoir reconstruire ta vie auprès de lui ?

- Je n'en sais rien, mais j'ai besoin de le voir.

- Et après ?

- Après ?... Après, j'irai sans doute à Rome. Je reprendrai ma place au sein de ma famille, celle pour laquelle j'étais fait et que je n'aurais jamais dû quitter.

- Et tes enfants ?

Je n'avais même pas pensé à eux !

- Je n'ai plus rien à leur apporter. Je ne peux pas leur donner ce qu'ils attendent de moi.

- Et que crois-tu qu'ils espèrent de toi ? D'être une mère ? Non, Yan, ils devront grandir et vivre sans. Mais d'être un père, cela oui. Ils en ont et en auront besoin. Alors, si tu pars, emmène les.

- Comment ? Mais c'est impossible ! Je m'en sens totalement incapable ! Ici ils auront tout ce qu'il leur faut : des pères et mères, un grand-père, des frères et soeurs. Ils ne manqueront de rien !

Il posa sa main sur mon épaule mais je la repoussai violemment.

- Où que tu ailles Yan et quoi que tu fasses, tu ne trouveras pas la paix. On n'arrive jamais à se fuir soi-même et c'est ce que tu cherches à faire. Cependant, je respecte ton désir. Je te demande une seule chose. Reste avec nous jusqu'à Beltaine. Ensuite tu feras ce que tu jugeras bon.

- Mais pourquoi ?

- Ta douleur et ton orgueil t'égarent et te soufflent d'agir inconsidérément, mon Fils. Ce délai te permettra de prendre du recul et de rendre à ton esprit son libre arbitre.

Il me considéra un moment en silence, avec tendresse ce qui me causa une gêne indicible.

- Enora te le demande Yan. Tu n'es guère en mesure de l'entendre en ce moment et elle en souffre. Crois-moi, elle est plus proche de nous que tu ne le crois.

A ces mots, quelque chose se brisa en moi et je sentis monter du tréfonds de mon être des sanglots secs qui me déchiraient. Enfin les larmes se mirent à jaillir, source brûlante de désespoir, les premières que je versais depuis la mort de mon aimée et je me laissai aller sans retenue.

* * *

J'avais accepté ce délai mais ce n'est pas pour autant que je repris ma place au sein de la communauté. S'il m'arrivait maintenant de passer quelques instants chaque jours avec Eliaz, je ne voulais toujours pas voir mes autres fils. Ils vivaient tous les trois avec Bran et Kanna, sa femme.

La seule activité à laquelle je me livrais était la chasse. Je dépensais toutes mes forces vives à la traque du gros gibier et les risques que je prenais, car ce n'était pas sans danger, me faisaient du bien. Je crois qu'inconsciemment je jouais avec la mort et j'espérais qu'un jour, elle gagnerait.

Le reste du temps, j'errais dans la forêt ou je me terrais dans la maison où nous avions été si heureux. Je ne me réfugiais pas dans mes souvenirs, au contraire, je m'interdisais de penser à tout ce qui avait été ma vie depuis mon arrivée ici.

La seule chose que je n'arrivais pas à contrôler, c'était mes rêves. Je crois que c'est par ce biais que mes Guides, dans leur amour immense, entreprirent de me guérir.

* * *

Des signes imperceptibles, mais qui ne trompaient pas, annonçaient le printemps. Les journées étaient plus longues et avec le recul de la nuit et du froid, les activités reprenaient.

Un jour, mes pas me guidèrent vers les terres que nous avions défrichées au cours de l'automne et du début de l'hiver. Machinalement, je regardais mes compagnons oeuvrer. Il y avait parmi eux deux hommes que je ne connaissais pas, deux paysans qui semblaient diriger leur travail et je sursautai, incrédule. J'allai rapidement auprès d'eux.

- Que faites-vous ici ?

Ils me considérèrent avec un peu d'effroi mais ma robe blanche les rassura.

- Nous apprenons à tes frères à travailler la terre.

Mon sang ne fit qu'un tour et je réalisai que c'est moi qui aurais dû être là, à leur place. Je me souvins alors avec quel enthousiasme j'avais entrepris cette tâche.

Je courus jusqu'à la demeure du druide que j'arrachai à sa méditation.

- Devrig ! Je veux reprendre ma place aux champs. Que ces deux hommes rentrent chez eux.

Ma mauvaise foi et ma fougue lui arrachèrent un sourire heureux.

- Yan ! Ils ont pris de gros risques pour venir nous aider. Les moines contrôlent toute la côte. Ils nous ont rendu de très grands services. Je suis persuadé qu'ils seront soulagés de ne plus avoir à le faire, mais je t'en prie, laisse-moi le leur annoncer moi-même. Nous leur devons beaucoup de gratitude, ne l'oublie pas !

J'étais impatient maintenant.

- Je leur parlerai ce soir. Dès demain tu pourras retrouver tes activités.

Pour la première fois cette nuit-là, je dormis d'un sommeil profond, sans rêves et le réveil me fût presque agréable. J'avais l'impression de renaître.

* * *

Et je renouai avec le fil de ma vie,  j'allais dire comme avant, mais cela c'est faux ! Il s'en fallait de beaucoup. Quelque chose en moi était définitivement brisé me semblait-il. Tout le monde devait le savoir et on me laissait tranquille.

J'avais pris l'excuse de mon travail pour quitter la robe druidique et désormais, j'allais en braies comme les paysans. Je m'investissais totalement dans mon dur labeur, debout avant l'aube jusqu'à la dernière coulée de lumière. Mon corps était tellement las que je n'avais plus la force de penser et c'est ce que je désirais.

L'époque des semailles était arrivée. Je montrai à mes amis comment lancer le grain à la volée et dans cet ample mouvement qui était promesse de vie, j'éprouvais une sorte de joie grave et profonde. Ces gestes simples qui demandaient équilibre et régularité apaisèrent le chaos de mon esprit et je crois que c'est à cette occasion que s'est amorcée ma remontée des enfers.

La sève se faisait maintenant impatiente et il n'y avait plus de temps à perdre pour les plantations.

Les idées neuves jaillissaient dans mon esprit comme l'eau vive et je menais tambour battant mon équipe qui ne chômait pas. J'ignorais beaucoup de choses sur la fécondité de cette glèbe noire et riche et sur les possibilités de culture appropriées à cette région.

Avec la permission de Devrig, je fis des incursions sur les terres du littoral pour glaner un enseignement nécessaire et les moyens de les mettre en pratique. Je ne risquais rien. Je ne ressemblais plus en rien à un druide. Mes cheveux avaient poussé, ma barbe et mes moustaches aussi et seule la couleur brune de ma pilosité pouvait paraître un peu étrange. En fait, je passai inaperçu dans les bourgs de la côte et si les paysans furent un peu surpris par toutes mes questions, ils n'en montrèrent rien. Je crois cependant que plus d'un avait deviné.

L'or remis par notre père à mon départ de Rome et que j'avais confié à Devrig, nous fût à ce moment là d'un précieux secours. Il nous manquait tant de choses pour vivre en autarcie. Je faisais beaucoup de projets pour l'avenir. Il fallait créer un verger, nous devrions également installer des ruches.

 Je pensais aussi à l'urbanisme du village qui devait être modifié maintenant que nous élevions du bétail et de la volaille. La structure actuelle allait très rapidement être dépassée. Le Romain et sa culture réapparaissaient en moi. Je pris conscience du côté positif que pouvait avoir le mélange des civilisations lorsqu'elle oeuvrait pour le bien-être et la paix.

Un jour de pluie où il avait été impossible d'aller aux champs, je me rendis auprès de Devrig et au cours de la conversation, commençai à lui faire part de toutes ces constatations. Je m'enflammai dans mon discours et lui parlai longuement de l'avenir et de ses perspectives, avec toute la conviction dont j'étais capable. Il m'écoutait en souriant.

- Tu as raison mon fils. Je crois que la plupart de tes projets sont réalisables. Il va falloir tout mettre en oeuvre pour les mener à bien. Je ne savais pas que tu avais des talents de bâtisseur, Yan !

- Moi non plus mais toute mon enfance et mon adolescence passées au domaine familial m'ont beaucoup appris. J'étais tellement passionné par tout ce qui s'y faisait, tellement curieux aussi que j'ai inconsciemment enregistré l'essentiel. C'est un mode d'éducation comme un autre !

- Il est évident qu'il a du bon. Eliaz te ressemble Yan. As-tu remarqué comme il s'intéresse à tout ce que tu fais ? Dès qu'il le peut, il quitte tout pour te rejoindre. Il faut lui communiquer ton enthousiasme et ta science.

C'est vrai que par tous les temps, ce pauvre petit bonhomme me suivait comme mon ombre. Hélas ! Au lieu de lui faire partager mes activités et de lui en faire découvrir les joies, je l'avais souvent rabroué et même chassé. Je ne supportais pas de croiser son regard. C'était celui de sa mère et la tristesse que j'y lisais me donnait mauvaise conscience.

Je ne répondis pas au père de ma compagne mais dans mon for intérieur, je me promis de changer d'attitude à l'égard de mon fils. J'étais cruel avec lui et pourtant je l'aimais. Il n'était pour rien dans cette tragédie. Il n'en était pas de même pour les deux autres et je ne pourrais jamais pardonner à ces deux êtres dont je ne connaissais même pas le nom, d'avoir tué leur mère, ma femme, mon amour, ma vie.

* * *

Le soleil printanier accomplissait son oeuvre et les arbres se couvraient de feuilles tendres. Dans le champ, le blé levait et cette étendue verte frémissait sous la caresse du vent.

Les jours s'allongeaient et cela nous donnait plus de temps pour mener à bien nos tâches. Nous étions peu nombreux mais le courage et l'ardeur que chacun mettait à son travail, faisait qu'il avançait vite.

Devrig nous réunit un soir à la maison commune. Il le faisait souvent quand il y avait une décision à prendre mais je ne m'attendais pas à ce qu'il allait dire et blêmis en l'entendant.

- Beltaine approche mes amis. Il est temps de s'y préparer.

Je n'écoutai pas la suite, j'étais pétrifié. Le Grand Druide m'avait demandé d'attendre jusqu'à cette date avant de prendre ma décision et fidèle à ma promesse, j'avais refusé de penser à mon avenir, j'avais vécu au jour le jour. Maintenant le temps était venu de faire ce douloureux retour sur moi-même afin de savoir exactement où j'en étais.

Je quittai sans bruit la salle et m'enfonçai dans la nuit. Comme toujours, mes pas me guidèrent vers le mégalithe contre lequel j'appuyai mon front brûlant. Les pensées se heurtaient dans ma tête comme des vagues échevelées mais cette fois, la magie n'agit pas. J'avais l'impression de devenir fou tant le réveil de ma souffrance était violent.

La voix grave de Devrig parvint à percer la brume de la démence qui s'emparait de moi.

- Il est trop tôt Yan, tu te tortures inutilement. Attends Beltaine, tout deviendra alors clair pour toi. Fais-moi confiance mon fils, je t'en prie. Tu as besoin d'aide et tu ne sais plus la demander, tu ne sais même plus la recevoir.

Je sentis à ce moment ses deux mains sur ma tête et quelque chose craqua en moi. Je m'effondrai à genoux en sanglotant. Cela dura longtemps. Enfin le calme revint et les jambes flageolantes, je me relevai. Le Grand Druide était toujours là et comme un enfant je me réfugiai dans ses bras et cachai mon visage au creux de son épaule. Ce contact physique me fit un bien immense et je ne pus m'empêcher de penser à Eliaz que j'avais privé de cette tendresse. Je savais désormais que, quelle que soit ma décision, je n'abandonnerais pas mon fils.

* * *

La Grande Fête de Printemps eut cette année là dans une forêt située vers l'est à deux jours de marche. Je ne connaissais pas cet endroit mais dès notre arrivée, je sentis qu'il avait quelque chose de particulier, de magique même.

Nous étions fort peu nombreux et je repensai aux grandes assemblées où il y avait affluence. Mais qu'étaient donc devenus tous ces prêtres d'une religion désormais obsolète ? Il y avait certes longtemps que son panthéon de dieux et ses rites quelque peu barbares avaient disparu mais le rôle des druides au coeur de cette Armorique celtique était resté important. Il n'en était plus rien et dans beaucoup de regards, je pouvais lire le désarroi et un sentiment d'inutilité malgré la ferveur qui les animait.

L'endroit était parsemé de mégalithes dont les alignements avaient un sens qui m'échappait.

Je réussis à faire le vide en moi. J'attendais désespérément une manifestation que je n'osais formuler, en ce jour consacré à l'Amour. Comme d'habitude le Grand Druide officiait. Après nous avoir réunis à l'intérieur de l'aire définie par les menhirs, il me fit signe de le rejoindre et de me placer non loin de lui sur une dalle de pierre. Je me demandai si celle-ci était une roche affleurant naturellement ou si elle avait été placée là intentionnellement.

J'allai m'y agenouiller et fermai les yeux. Et le miracle se produisit. Le carcan où j'avais emprisonné mon âme vola en éclats. Je crois que j'aurai pu en mourir si l’Amour ne m'avait en même temps empli de cette Force Divine dont je m'étais volontairement coupé. La Lumière descendit en moi balayant la souffrance, le doute, la rage et la rancœur.

Je restai là, bien après que la cérémonie soit terminée. Tout à coup, j'eus l'impression de ne plus être seul. Illusion ou réalité ? Je sentais sur mon visage le souffle d'Enora, j'entendais au creux de ma poitrine sa voix tant aimée. Cette transe monta en intensité et quittant mon enveloppe physique, mon corps de lumière dorée rejoignit le sien. Ils se fondirent en un seul, acte sublime d'amour, indescriptible. Aucune sensation humaine n'est aussi forte. Lorsque nous nous séparâmes, je réintégrai lentement mon véhicule de chair, lui insufflant cette force unique où toute vie prend sa source, l'Amour.

La nuit était tombée lorsque je revins au niveau de conscience d'où je pus reprendre pied dans la réalité. J'étais arrivé au bout du tunnel, je m'étais retrouvé plus fort qu'avant et libéré de mes démons intérieurs. Jamais je n'avais été aussi vivant, aussi pénétré de ma raison d'exister et j'ose le dire, j'étais heureux.

Je restai jusqu'à l'aube couché sur la pierre, à mi chemin entre le sommeil et l'éveil. Je me sentais bien.

Le soleil jaillit du levant déjà baigné d'une douce lumière rosée et monta éclatant dans le ciel. Mon action de grâce l'accompagna et c'est profondément ému que je saluai ce jour nouveau, cette vie nouvelle.

 


- Je reste Père. Je te demande de me pardonner tout le mal que je t'ai fait.

- Je n'ai rien à te pardonner Yan. Je sais combien a été dure cette épreuve. Par

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