Chapitre 6

Chapitre 6

Une chape de plomb s'abattit sur mes épaules. Hébété, je regardais sans le voir l'officier supérieur qui se tenait devant moi. Je vivais un cauchemar et je souhaitais de tout mon être me réveiller au domaine, entendre les bruits familiers et non cette voix autoritaire qui me harcelait :

- Légionnaire, tu m'entends ? Tu as compris ce que je viens de te dire ? On ne le dirait pas ! Tu es nommé Centurion, c'est la joie qui te rend sourd ?

- Excuse-moi, Général, mais il y a un malentendu. Je viens juste de remettre ma démission. Je quitte l'armée.

- Tiens donc ! Tu quittes l'armée ! Juste au moment où l'Empire a besoin de toi ! Tu désertes, tu veux dire ! Il est vrai que lorsqu'on a un père comme le tien, on peut tout se permettre.

- Ne mêle pas mon père à ceci, Général. Il n'est jamais intervenu dans ma carrière.

- Oui, et bien cette fois, il faudra bien qu'il le fasse  et vite si tu veux vraiment démissionner car demain matin, nous partons.

- Nous partons ? Mais pour où, pour quoi faire ? Nous ne sommes pas en guerre que je saches !

- Tu ne sais rien et tu n'as rien à savoir. Ton rôle est d'obéir et de mener tes hommes là où on te le dira, pour faire ce que l'on te dira de faire.

Mes pensées se bousculaient dans ma tête et je ne voyais pas l'ombre d'une solution se profiler à l'horizon. Je ne pouvais appeler Père à mon secours, je l'entendais encore me dire : "Notre nom est synonyme d'honneur et de noblesse, tu ne dois pas le ternir". Trop tard, il était trop tard. Je ne pouvais plus reculer, j'étais pris au piège.

- Alors ta décision ?

- Je reste.

- Bien, alors vas rejoindre ta centurie et prépare toi. Eux le sont déjà.

J'envoyai en hâte un messager te prévenir Petit Frère, il m'était impossible de quitter mes quartiers. Quelle ne fût pas ma surprise de te voir arriver dans l'heure qui suivit, pâle et grave.

Devant mes hommes, il m'était impossible de me laisser aller et nos regards plus que nos paroles traduisirent nos sentiments : douleur, peur, tendresse, déchirement. A ce moment-là, toi et moi savions ressentir exactement la même chose, nous étions en totale communion.

- Où vas-tu Joanès ?

- D'après les bruits qui courent, en Gaule, en Armorique plus précisément. Les Celtes réfugiés dans cette région sauvage se rebellent contre l'autorité de Rome et nous devons obtenir leur reddition.

- Mais pourquoi la Garde Prétorienne ? N'est-elle pas attachée à l'Empereur et à la Cité ?

- Je n'en fais plus partie. Ma mauvaise conduite m'en à fait chasser.

- Pourquoi ne m'en as-tu rien dit ?

- Je viens seulement de l'apprendre ainsi que ma nomination au grade de Centurion. Je suppose que cette promotion est due au rang de notre Père, par égard pour lui et ce qu'il représente.

Toute l'amertume du monde passait dans ma voix. Le bonheur était passé à portée de main et il m'échappait.

- Tout cela est de ma faute, Marianus.

- De la mienne aussi mon Frère. Tu ne peux savoir combien je me sens coupable. Je n'ai pas su t'aider, je n'ai rien vu venir. Mais peut-être que le destin ne nous séparera pas totalement. Moi aussi je dois partir en Gaule prochainement et j'ai le pressentiment que nous nous y retrouverons un jour.

Un frisson glacé me parcourut l'échine. Moi aussi je savais que cette rencontre aurait lieu, mais dans des circonstances tragiques. Je ne devais pas te faire part de mon appréhension.

- Un jour, oui ! Mais dans combien d'années, où et comment ?

- Dieu seul le sait !

- Alors prie Le qu'Il nous vienne en aide car je crois que, ni toi ni moi, n'avons choisi la voie la plus facile et je prévois des jours pénibles.

- Courage, Petit Frère. Tu as toujours eu peur de l'avenir et du changement. Ne sois pas aussi négatif ! Qu'est donc devenu le compagnon de notre jeunesse si heureux de vivre, qui communiquait son bonheur et sa joie à tout le monde ?

- Ce qu'il est devenu ? Un soldat !...

Je vis des larmes dans tes yeux et t'envoyai une bourrade dans les côtes pour chasser l'émotion.

- Allons, tu as raison. Ne dramatisons pas. Tu sais, je crois que notre plus gros problème, c'est d'être jumeaux. Ensemble tout nous est possible, mais séparés, nous connaissons une solitude double de celle des autres humains.

- C'est vrai. Alors restons liés très fort en esprit et nous pourrons communiquer comme nous l'avons fait si souvent.

- Oui Marianus. Petit Frère, il faut maintenant nous quitter, l'heure est venue, le devoir m'appelle.

- Je t'en conjure Joanes, respecte la vie autant que tu le pourras. N’oublie pas que Celtes ou Romains, nous sommes tous enfants de Dieu.

- N'aie crainte, je ne risque pas de l'oublier et je ferai tout mon possible pour éviter de faire couler le sang. Ce n'est pas ma vocation.

 

Une dernière étreinte puissante, un ultime regard plein d'amour et je te vis sortir de ma vie, toi ma moitié, mon double, haute et mince silhouette en robe brune déformée par mes larmes.

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