Chapitre 1

Chapitre 1

C'est au printemps que nous avons choisi de venir au monde, l'année je l'ignore, tant de siècles se sont coulés depuis !

Si notre naissance fût une surprise pour la famille déjà grande, elle n'apporta pas de problème particulier.

Notre mère, qui avait connu plusieurs maternités, accoucha sans effort de deux beaux garçons aux cheveux noirs et bouclés, pressés et avides de vivre.

Matériellement, deux bouches de plus à nourrir passèrent presque inaperçues dans la grande maisonnée composée des membres de la famille et de nombreux serviteurs qui s'occupaient de l'entretien de la villa et des terres.

Notre père, patricien et haut fonctionnaire, gagnait fort bien sa vie. Son savoir, son expérience et sa grande probité contribuèrent à la solidité de sa charge.

Les orages qui secouèrent l'Empire, tous les drames et conspirations, toute la violence de la politique de l'époque n'eurent aucune incidence sur sa carrière. Sa lucidité, son sens de l'honneur lui firent refuser toute compromission et tous les bénéfices de la gloire éphémère qu'il aurait pu en tirer.

C'est sûrement pour cela également que nous ne vivions pas à Rome, cette Rome turbulente, débauchée, perverse du Bas Empire, cette ville miroir aux alouettes, où les fortunes se faisaient et se défaisaient, où les vies ne tenaient qu'à un fil, où la jouissance éclatait en fêtes somptueuses et débridées.

Nous vivions à l'écart de tout cela, dans une grande et simple villa patricienne, à l'ombre de ces pins magnifiques et imposants que l'on ne trouve que dans cette région. Elle était entourée d'oliveraies, de vergers, de vignes, de jardins fleuris où murmurait l'eau des fontaines, de prairies où le bétail paissait paisiblement et de potagers soigneusement entretenus.

Au loin, nous pouvions apercevoir les somptueux monuments de la Ville Eternelle et les Sept Collines qui la composaient.

Notre situation à flanc de coteau nous permettait également de deviner à l'horizon  la mer, ligne ténue et argentée.

 * * *

Voilà le décor planté, mais de tout cela nous n'étions pas encore conscients et notre nouvelle vie se nourrissait des caresses maternelles, de la tendresse que nous percevions autour de nous et surtout de la proximité et de la force que nous puisions l'un en l'autre.

Comme toutes les naissances, nul n'y échappe, la nôtre fût un traumatisme. Mais notre gémellité, ces deux âmes complémentaires, indissociables et pourtant dissociées en deux petits corps identiques, nous permit de communiquer, de ne pas connaître la solitude que ressent une âme qui s'incarne. Ce qui par la suite allait tourner au cauchemar fût à ce moment-là une bénédiction.

On n'a jamais su qui de nous deux était l'aîné. Il est vrai que si l'on avait pu faire à l'époque une échographie, quelle aurait été alors la surprise de nous voir main dans la main, souriant dans le ventre de notre mère.

De toute façon, aîné ou cadet peu importe car les trois même génies ou anges tutélaires présidèrent à notre venue et nous suivirent jusqu'à notre mort, mais de celle-ci, nous sommes encore loin.

Notre famille était profondément chrétienne. Le message de Jésus, l'Homme Dieu, le Messie, n'avait pas encore été trahi. La jeune religion qui se bâtissait, le faisait sur les bases solides des évangiles, dans leur respect et une foi profonde. Cette nouvelle église était maintenant admise et il n'y avait plus de risque à se proclamer chrétien.

Notre mère, grande prêtresse de la maisonnée, avait choisi pour nous les prénoms des êtres les plus proches de Jésus, Marianus pour toi et Joanès pour moi. Elle fût la seule à ne jamais nous confondre.

De nos toutes premières années, il n'y a pas grand chose à dire. Nous poussions sans problème, entourés à la fois d'amour et d'une certaine indifférence car nous n'étions pas exigeants. La seule chose que nous ne supportions pas était d'être séparés. Les hurlements que nous poussions lorsque d'aventure cela arrivait, eurent vite fait de faire passer le message et on nous laissa bientôt une paix royale.

* * *

Après nos premiers pas, l'étape marquante fût celle de notre autonomie, relative bien sûr, mais suffisante pour nous permettre d'avoir une première vision de la vie, de tout ce qui nous entourait.

Le soleil, la nature, l'animation qui régnait dans le domaine, les activités que l'on y menait, étaient pour nous autant de sujets d'aventures, source intarissable à laquelle nous buvions à grands traits.

Notre liberté nous semblait totale, normale et nous n'étions pas conscients qu'à tout moment, il y avait toujours quelqu'un à proximité pour nous éviter les grosses catastrophes et nous inculquer les lois naturelles et les connaissances humaines.

Cette partie de notre vie a vraiment été merveilleuse, une enfance rêvée. Les heures s'écoulaient à notre rythme, sans aucune contrainte, aucun sentiment de frustration. Tout cela contribua à nous donner un équilibre et une santé robuste.

Dès que le soleil se montrait, nous quittions nos couches, enfilions la courte robe brune, liée à la taille par une cordelette, bien moins salissante que la blanche à laquelle notre naissance nous donnait droit. Nous chaussions nos sandales et filions vers les cuisines combler le vide que le long jeûne de la nuit avait creusé dans nos estomacs.

Dans mon souvenir, comme dans ceux de tous les enfants, il faisait toujours beau et chaud. Il est vrai que cela devait être le cas la plupart du temps.

Les petits bains nous accueillaient ensuite pour nos ablutions matinales et encore tout humides, les boucles luisantes collées sur notre front, nous nous précipitions dehors. Nous galopions dans la fraîcheur du petit matin et faisions le tour du propriétaire. La chaleur montait vite en été et notre rythme se faisait alors plus lent.

Il y avait de nombreux enfants de notre âge sur le domaine auxquels nous nous joignions souvent pour de joyeuses équipées et de jeux plus calmes dans la forte chaleur.

Nous étions tous sur un pied d'égalité, aucune notion d'enfants de maîtres ou de serviteurs et la seule hiérarchie que nous connaissions, il y en a toujours une, était celle du plus fort, du plus imaginatif du plus aventureux et quelquefois, rarement, celle du plus sage.

Tous ensembles, nous plongions dans la piscine, jeunes tritons dans leur élément naturel ou nous aspergions de l'eau des fontaines pour nous rafraîchir quand sueur et poussière nous aveuglaient.

Quand arrivait la mi-journée, nous mangions avec les autres, là où nous nous trouvions et partagions la collation frugale mais saine des paysans ou des vignerons, des bergers ou des jardiniers.

Ensuite, au plus fort de la chaleur, quand l'air brasillait et vibrait de la stridulation des cigales, bruissements d'abeilles et autres insectes, nous cherchions un coin d'ombre et nous écroulions pour une longue sieste, toujours l'un près de l'autre.

Puis, chez grands et petits, les activités reprenaient jusqu'à tard dans la soirée mais avec la même langueur que celle de la nature et c'est à petits pas, main dans la main, que nous reprenions le chemin de la maison dans la lumière dorée du crépuscule. Il se trouvait toujours une servante quand ce n'était pas notre mère elle-même pour nous accueillir et nous emmener, ivres de fatigue, nous débarrasser de la crasse de la journée. Nous buvions ensuite un peu de lait, mangions quelques galettes et balbutiions une prière avant de sombrer dans le sommeil.

Toi et moi à cette époque, étions en totale osmose et nous avions besoin de peu de mots pour nous comprendre. Si nous avons été des enfants d'une précocité étonnante sur bien des points, on ne peut pas dire que le langage en ait fait partie. Nous comprenions tout mais ne faisions aucun effort pour communiquer avec les autres. Nous avions notre propre langue, totalement incompréhensible et cela nous suffisait. Nous nous sommes rattrapés par la suite, mais, tout au long de notre vie, il y a eu cet échange codé, cette sorte de transmission de pensée, cette symbiose mentale et ce, jusqu'au bout, malgré tout.

* * *

Cette période idyllique dura jusqu'à nos sept ans. Tout naturellement, il s'opéra alors une prise de conscience de la vie, de nos différences, un affermissement de nos caractères et de nos identités. Nous ne pouvions toujours pas vivre l'un sans l'autre mais cela devint un état de complémentarité.

Physiquement, nous étions toujours semblables, grands pour notre âge, beaux comme des petits dieux, cheveux bruns, teint hâlé. Nous savions jouer de notre charme et obtenions tout des femmes, jeunes ou vieilles ! .....

Mentalement, c'est l'époque où nous avons commencé à nous différencier. Tu étais rêveur, plus sage et plus réfléchi que moi. J'avais un tempérament vif, exubérant, fougueux et si nous étions tous les deux avides de connaître la vie, nous ne l'abordions pas de la même façon.

Tous les enfants de notre génération qui avaient grandi avec nous commençaient à participer aux nombreuses activités du domaine et tout comme eux, nous commençâmes à rendre de menus services. Que ce soit à la fenaison, aux vendanges, à la récolte des olives, nous participions avec beaucoup de sérieux et de plaisir à ces travaux, logés à la même enseigne que les autres.

Notre curiosité, notre amour de la nature et notre soif d'apprendre firent de cette période de notre vie un apprentissage sur le vif. A la différence de nos compagnons, nous ne cessions de poser des questions, voulant à toute fin comprendre le pourquoi du comment.

L'époque des jeux était loin d'être finie mais ils devinrent souvent plus violents, plus dangereux aussi et nous reçûmes quelques mémorables volées de bois vert ! Je dois avouer que j'étais souvent l'instigateur des pires bêtises et que notre petite troupe qui me reconnaissait comme chef, a pris bien des risques ! Tu as souvent cherché à tempérer, à modérer mes ardeurs, mais chose curieuse, bien que je sois responsable de tout, tu as toujours voulu partager les représailles qui, en fin de compte nous tombaient dessus.

Nous vivions toujours un peu en marge de la famille. Nos frères et sœurs étaient  sensiblement plus âgés que nous, notre mère très occupée et notre père souvent retenu à Rome, mais cela ne nous affectait nullement.

Bien sûr, de temps à autre, plus nous avancions en âge, plus il nous fût demandé d'être présents aux grandes fêtes ce qui n'était pas tellement de notre goût, mais noblesse oblige. Il nous fallait revêtir alors la robe blanche, serrée par une ceinture à boucle d'or, notre abondante chevelure coupée pour l'occasion et le front ceint du bandeau blanc tressé de fils d'or. Nous étions notre propre miroir et en regardant l'autre, chacun se trouvait très beau.

La Pâque était notre fête préférée. Simple, conviviale, pleine de joie et de ferveur, nous avions l'impression de vivre un grand moment, quelque chose qui nous dépassait. Au soir de cette belle journée, nous ne cessions de questionner notre mère sur la vie de Jésus. Cette histoire fantastique semblait pour elle réalité et elle mettait toute sa ferveur à nous en convaincre et à nous inciter à marcher dans les pas du Christ.

A la fin d'une de ces fêtes, tu déclaras avec solennité à nos parents : " Je serai Prêtre de Dieu". Je me sentis un peu frustré de ne pas avoir été le premier à connaître ton projet et avec autant de dépit que de conviction, ingénument j'affirmais à mon tour : "Je serai soldat de Dieu".

Je ne sais Petit Frère si plus tard tu t'es souvenu de ces mots, personnellement ils sont toujours restés gravés dans mon esprit : forfanterie enfantine, rêve, prémonition ? Quoi qu'il en soit, ces deux petites phrases ont pesé lourdement sur notre avenir. Nous devions avoir dix ans !.....

Deux ans s'écoulèrent encore, deux années de vie à la fois sauvage et communautaire, ludique et laborieuse.

* * *

Au soir de nos douze ans, nous étions deux enfants du printemps, notre père nous demanda de le rejoindre dans la salle où il travaillait lorsqu'il était à la villa. Cette pièce était fraîche, sobre, avec pour seul mobilier son fauteuil de bois, une table de marbre et des étagères pleines de rouleaux de parchemins. Notre mère était debout à son côté et il nous fit asseoir sur deux sièges, face à lui.

Nous n'étions pas très tranquilles, un simple regard de l'un à l'autre nous confirma notre commune inquiétude. Nous n'étions pas habitués à ce genre de cérémonial et au sérieux de l'ambiance.

Nos parents nous considérèrent un moment en silence, cela dura une éternité où nous eûmes bien du mal à réfréner notre envie de gigoter, de briser cette tension. Père prit enfin la parole :

- Joanès, Marianus, en ce jour anniversaire, votre enfance se termine et il est temps pour vous de commencer votre apprentissage de vie d'homme, d'aborder vos études.

Sa voix grave nous impressionnait mais un coup d’œil vers notre mère souriante nous rassura. C'est donc avec curiosité que nous attendîmes la suite.

- Vos frères et sœurs n'ont pas eu la chance d'avoir une éducation aussi poussée que celle que vous allez recevoir mais les temps ont changé, il faut évoluer avec eux. Voilà donc ce que nous avons décidé. A partir de demain, vous aurez un précepteur qui vous inculquera toutes les matières qui feront de vous des hommes instruits, prêts à affronter un avenir incertain avec un solide bagage. Vous êtes intelligents et n'aurez aucun mal à étudier si vous voulez-vous en donner la peine. Vous commencerez par apprendre à lire et à écrire ce qui vous ouvrira les portes des sciences et des arts, du savoir.

L'enthousiasme nous submergea et nous nous trémoussâmes sur nos sièges attendant de pouvoir poser les mille questions qui se pressaient sur nos lèvres.

Il reprit :

- Comme il ne serait pas juste que de par votre naissance vous soyez les seuls à bénéficier de cet enseignement, nous avons décidé de vous adjoindre tous ceux de vos compagnons désireux de s'instruire. J'espère que vous aurez à cœur de vous montrer à la hauteur, de leur donner l'exemple... comme vous avez su le faire jusqu'ici pour toutes les grosses bêtises que vous avez commises. Je suis au courant vous savez !

Nous rougîmes sous notre hâle mais ses yeux pétillaient et il nous adressa un grand sourire.

- Tout cela va demander une certaine discipline mes gaillards et votre mère qui gère si bien ce domaine se chargera d'établir votre emploi du temps qu'il vous faudra respecter avec sérieux.

Tu semblais exulter de bonheur alors qu'en moi montait une sourde inquiétude. Pour toi commençait une nouvelle vie, pour moi une vie se terminait. Il en serait ainsi toute notre existence, toi tourné vers l'avenir, moi vers le passé alors qu'en apparence, c'était tout le contraire.

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